VANISHING POINT (1971)
Richard C. Sarafian
Par Alexandre Fontaine Rousseau
La liberté. L'automobile. La frontière. Avant toute chose,
Vanishing Point est une ode vigoureuse à ces mythes
fondateurs de l'Amérique moderne. Mais, plus que toute autre
chose, Vanishing Point est un film sur le mythe - sur sa naissance,
son essence, sa puissance. S'il est lui-même devenu mythique parmi
les productions américaines ayant suivies dans le sillage d'Easy
Rider, c'est que le long-métrage de Richard C. Sarafian
est bien conscient du langage qu'il parle et des codes qu'il utilise.
Derrière ses allures de course folle dans le désert, le
film propose ainsi une épopée herculéenne dont
l'enjeu est le mythe lui-même. Contrairement au Two-Lane Blacktop
de Monte Hellman, film où la route n'évoque plus que l'errance
et l'effritement du sens, Vanishing Point sacre son principal
protagoniste véritable héros de l'Ouest: Kowalski (Barry
Newman), poursuivi par le temps plus que par la police qu'il sème
aisément, devient ainsi symbole d'une soif de liberté
qui se heurte dans la plus pure tradition de la tragédie à
la fatalité. Tel est le destin des rebelles sans cause, quoique
le film offre à son martyr une rédemption par la voie
du mythe vers lequel il file à toute vitesse au volant de son
Dodge Charger R/T.
Ancien coureur professionnel, Kowalski livre aujourd'hui des automobiles
à travers le pays. Refusant de prendre une pause, carburant aux
amphétamines, il parie qu'il est en mesure de faire le trajet
entre Denver et San Francisco en quinze heures; mais ses frasques sur
l'autoroute ne passent pas inaperçues et, bientôt, les
autorités se lancent à sa poursuite sans pouvoir le rattraper.
L'histoire attire l'attention d'un animateur de radio, Super Soul (Cleavon
Little), qui verra en Kowalski « la dernière âme
libre sur Terre »; le DJ deviendra en quelque sorte son guide
et sa voix, et transformera le pilote et son bolide en légendes
vivantes par ses discours enflammés. Ainsi, le mythe s'empare
de cette histoire avant même qu'elle ne soit terminée.
Ce double récit réflexif s'avère un stratagème
ingénieux, particulièrement étonnant dans le contexte
d'une production de série B.
Les interventions de Super Soul, bien évidemment, expliquent
en partie le statut de film culte à juste titre attribué
à Vanishing Point; elles intègrent notamment
une trame sonore franchement consistante, véritable battement
de coeur de cette odyssée motorisée, à l'univers
même du film. Mais, plus encore, elles permettent à la
figure silencieuse de Kowalski de conserver son aura mystérieuse,
sa vérité universelle. En parlant pour lui, et en investissant
sa quête d'une valeur symbolique comme le fait simultanément
le spectateur, Super Soul confère à une simple course-poursuite
un sens autrement plus profond. Si Kowalski, la mort aux trousses, traverse
l'Amérique sans autre motivation apparente que celle de rouler
à tombeau ouvert, le mythe insuffle quant à lui ses propres
idéaux à ce parcours absurde: la liberté, la résistance
totale à l'ordre établi, la fureur de vivre au moment
présent.
Lu dans cette optique, Vanishing Point devient une sorte d'hommage
à la contre-culture des années soixante. L'hommage, pourtant,
affiche déjà des allures d'éloge funèbre.
Kowalski, en effet, déambule dans les ruines d'un rêve
hippie abattu deux ans plus tôt par la finale d'Easy Rider.
Kowalski, « dernier héros d'Amérique », n'existe
essentiellement que par l'entremise d'un passé qui resurgit en
bribes éparses tout au long du film; son présent n'est
qu'un état de mouvement constant, une fuite vers l'avant où
le défilement effréné du paysage en vient à
former une toile de fond abstraite - une vaste étendue de sable
coupée en son centre par une ligne d'asphalte se perdant dans
l'horizon infini. C'est dans cet espace sauvage, en retrait de la civilisation,
que survivent les derniers fragments d'une culture déformée
à tout jamais par les hallucinations. Ce sont des sectes d'illuminés
et des motards vivant en marge du monde réel. Il n'y a plus de
projets collectifs, que des oasis au beau milieu du désert.
Toutefois, ce ne sont pas des préoccupations métaphysiques
qui firent le succès du film en 1971: Vanishing Point,
de prime abord, est surtout un formidable « film de chars »
à la mécanique bien huilée et aux images particulièrement
léchées. Les douze millions de dollars que récolta
le film de Sarafian au box-office sont surtout imputables au plaisir
primaire que prend le spectateur à voir le Charger blanc de Kowalski
fendre l'air et déjouer les barrages routiers. Mais derrière
ce feu roulant d'héroïsme cinématographique se cache
un malaise existentiel qui n'est pas sans rappeler la dérive
qui mène d'une course à l'autre le conducteur et le mécanicien
de Two-Lane Blacktop. Ces routards ne sont plus à la
recherche de la « véritable Amérique » dont
rêvaient Wyatt et Billy dans Easy Rider: l'Amérique
les a déçu, et ils la sillonnent sans espoir en attendant
la mort. Lorsque Kowalski la rencontre finalement, elle se présente
à lui sous la forme d'une belle femme parlant en énigmes
(Charlotte Rampling, dans une scène essentielle retirée
de la version américaine du film); il fait alors le choix d'aller
à elle, fatigué de fuir et de rouler.
Face à Vanishing Point, le spectateur est en mesure
de choisir entre le mythe et l'anecdote - entre le triomphe sans gloire
d'une loi sans principes et l'image idéalisée de la poursuite
d'une liberté sans compromis. L'anecdote transforme la mort de
Kowalski en bête spectacle, événement à peine
étonnant aux yeux d'une foule apathique assemblée pour
assister à son arrestation. Mais nous aimons mieux croire qu'il
a disparu à l'horizon, quelque part en Californie, un dimanche
à 10h02 de l'avant-midi. Le film admet d'emblée que tout
mythe cache sa part d'illusions; mais il en fait l'apologie, parce que
le mensonge du mythe comporte parfois sa part de vérité
fondamentale. Le cinéma, lui-même mythologie, se fonde
d'emblée sur une illusion d'optique pour créer ce mouvement
qui est l'ultime vedette de Vanishing Point, film éminemment
cinématographique où se croisent les capacités
du médium à produire le rêve et à témoigner
d'une certaine réalité.
Version française :
Point Limite Zéro
Scénario :
Guillermo Cain, Malcolm Hart
Distribution :
Barry Newman, Cleavon Little, Dean Jagger, Victoria
Medlin
Durée :
98 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
12 Mai 2008