TWO LOVERS (2008)
James Gray
Par Louis Filiatrault
On entend si souvent dire que James Gray occupe un créneau singulier
du cinéma d'aujourd'hui, que sa signature ne connaît pas
d'égale, qu'il peut être facile de douter de ces attributions.
Mais les oeuvres parlent plus fort que la critique, et l'évidence
commence à s'imposer dangereusement ; en effet, combien de réalisateurs
américains travaillant actuellement peuvent à la fois
se réclamer d'un talent pour les récits intimistes sombres,
d'une cohérence thématique forte, et d'une maîtrise
technique et esthétique à toute épreuve? Les comparaisons
à Martin Scorsese ont déjà été proposées,
mais le cinéaste originaire de Queens continue à creuser
en douceur un sillon de plus en plus insulaire. Produit et distribué
dans un délai bien plus bref que celui qui précéda
la sortie de ses autres films, Two Lovers revient à
l'échelle réduite de l'excellent The Yards, mais
abandonne l'élément criminel et tragique de celui-ci pour
mieux se concentrer sur un portrait de caractère fin et discrètement
palpitant. Profonde et nuancée, son étude psychologique
explore de façon magistrale (et mieux que jamais chez Gray) la
tension cruelle entre la fantaisie romantique et les impératifs
du réel.
Le film contemporain auquel se compare le mieux Two Lovers
est peut-être Punch-Drunk Love de Paul Thomas Anderson.
Le comportement nerveux et parfois irrationnel de son héros Leonard
rappelle fréquemment celui du personnage mémorable qu'y
incarnait Adam Sandler (les accès de violence en moins). De même,
les rapports sentimentaux y sont introduits avec une touche d'inconfort
et d'insolite, dans des conditions relativement similaires. Mais au-delà
de ces quelques ressemblances, le film de James Gray compense en intelligence
un faible degré de flamboyance, et se démarque par la
rigueur de son observation et de sa construction. Érigée
autour d'un noyau familial dont la solidité se confirme en non-dit
tout au long du récit, l'intrigue de Two Lovers consiste
en un va-et-vient entre l'extérieur urbain, où l'introverti
Leonard entretient des amours nouvelles et excitantes, et l'appartement
rustique et poussiéreux qui constitue son point d'ancrage confortable.
Impeccablement menée par une succession de scènes courtes
et intenses, cette histoire peu spectaculaire s'avère touchante
dans sa manière de dévoiler peu à peu la personnalité
du héros à travers des situations éloquentes et
des revirements inattendus. Joaquin Phoenix, dans une prestation qu'il
a déclarée finale, incendie l'écran dans ce rôle
énigmatique et trépidant.
On aurait tort de voir en Two Lovers une réitération
du « triangle amoureux » traditionnel. Le scénario,
écrit par Gray avec la collaboration de Ric Menello, s'avère
en effet d'une complexité supérieure: l'enjeu du récit
n'est pas exactement celui de la conquête amoureuse, mais bien
du choix plus ou moins libre entre l'avenue risquée de l'amour
impulsif (dont Gwyneth Paltrow, dans le rôle de Michelle, s'avère
l'objet sans jamais forcer la note) et celle, plus raisonnable, du bien-être
familial (que le mariage avec Sandra, incarnée avec chaleur par
Vinessa Shaw, garantirait). En plus d'assurer au film une tension narrative
continue, ce conflit donne surtout une véritable épaisseur
au drame en n'osant jamais trancher sur les mérites comparés
d'un choix sur l'autre. S'ouvrant sur une tentative de suicide, le film
établit en effet d'emblée que pour Leonard, tout échappatoire
au malheur, aussi absurde soit-il, serait le bienvenu. Si bien que l'une
et l'autre des voies se proposant à lui semblent aussi viables,
bien que distinguées en nature par des signes subtils (on souligne
l'emploi remarquable des téléphones cellulaires dans le
développement de l'une d'elles). L'intérêt du film
est donc de voir le protagoniste plonger tête première
dans un jeu sentimental rocambolesque: semblant d'abord vouloir gagner
Michelle par jalousie, Leonard se rétracte en réalisant
la nature problématique d'une telle fréquentation, puis
continue de s'accrocher au phantasme d'une vie nouvelle dans un ailleurs
insouciant. L'éventuelle résolution de cette intrigue,
dans un film de moindre calibre, aurait pu sembler faible et conservatrice
; entre les mains de James Gray, elle résonne de justesse et
de pertinence, tout à fait accordée au profil psychologique
minutieusement composé, ainsi qu'au milieu familial juif dépeint
avec tendresse et authenticité.
Plus d'un homme s'est fait dire qu'il était une « merveilleuse
personne » par la femme qu'il aimait et qui ne l'aimait pas en
retour. James Gray semble tout à fait conscient des implications
de cette réalité psychologique, et propose avec son film
une étude de ce sentiment, ainsi qu'une manière honnête
de le surmonter. Il le transcende également par un éventail
d'émotions chargé, mais remarquablement équilibré
par un point de vue dépourvu de manichéisme. La sobriété
du regard, cependant, est quelque chose de bien relatif chez ce cinéaste:
coloré en tons de brun et de gris fortement contrastés,
cadré soigneusement en format panoramique, son film absorbe dans
sa progression vibrante et exulte un fort sentiment de proximité.
Qu'il s'agisse d'une bar mitzvah ou d'une sortie en boîte de nuit,
les situations variées sont illustrées avec un flair visuel
indéniable, tandis que les scènes plus intimes sont agrémentées
d'effets de style subtils, calculés avec précision (voir
les panoramiques lors d'une rencontre sur le toit). Ainsi, son intrigue,
pourtant assez peu mouvementée, trouve-t-elle une intensité
égale à celle du film plus ambitieux qu'était We
Own the Night, qu'il rejoint également au niveau thématique.
La quête du bonheur et de la stabilité, l'opposition entre
la complaisance et l'aventure y sont en effet des questions centrales,
explorées dans leur intégrité psychologique et
mises en contexte avec une grande acuïté. Que Gray y parvienne
cette fois-ci sans recourir aux enjeux criminels qu'il entretenait depuis
ses débuts est la confirmation ultime des qualités de
son écriture cinématographique, et annonce de très
belles choses tout en clôturant sur une note sublime la carrière
de son interprète principal.
Version française :
Deux amants
Scénario :
James Gray, Ric Menello
Distribution :
Joaquin Phoenix, Gwyneth Paltrow, Vinessa Shaw,
Moni Moshonov
Durée :
110 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
27 Avril 2009