TULPAN (2008)
Sergei Dvortsevoy
Par Louis Filiatrault
Il y a eu le Kazakhstan caricatural, délibérément
factice et grossier, de Borat. Et il y a le Kazakhstan digne,
souriant et courageux, qu'offre à voir le natif Sergeï Dvortsevoy
dans son premier film de fiction. Sérieusement applaudi à
Cannes dans une section moins médiatisée, Tulpan
est une véritable révélation: non seulement d'une
région du monde rarement filmée, mais aussi d'une vision
cinématographique des plus inspirantes. Cette vision, celle d'un
réalisateur « venu au cinéma un peu par hasard »*,
possède en effet toute la fraîcheur d'une créativité
non obstruée par les canons esthétiques de l'Ouest ou
même de l'Est, et se démarque par sa vigueur presque animale.
En ligne directe avec la veine documentaire de Robert Flaherty (la distance
culturelle et l'influence coloniale en moins), ce cinéma ethnographique
plaide la légitimité de ses sujets sur la base de leur
seule existence, comptant leur esthétisme naturel ainsi que la
solidité de leurs traditions comme facteurs essentiels de la
beauté du monde. Mais il s'emploie à les dépeindre
de façon peu banale, déployant un savoir-faire des plus
épatants.
La première chose que l'on retient de Tulpan, c'est
l'incroyable sauvagerie du monde qu'il nous présente. D'abord
installée dans une habitation rudimentaire, la caméra
embrasse bientôt la totalité du paysage de la steppe kazakhe
(bien qu'il soit probablement difficile de ne pas résumer rapidement
les nuances d'un décor aussi âpre). Le moindre exploit
des artisans ne sera pas de rendre à ce décor désespérément
désert une qualité aussi pleine ; et à cet égard,
une séquence précoce et particulièrement étirée
de travaux paysans s'avère d'une force primaire tout à
fait remarquable. Au travers des violentes bourrasques de vent, percent
une quantité de sons qui ponctueront le film tels des leitmotivs:
la radio du fils aîné, les gazouillements amusés
du bambin, les chants traditionnels de leur soeur... Circulent aussi
les braillements des animaux divers partageant les lieux, acteurs majeurs
de cette expérience sensorielle hors du commun. La cohabitation
entre bêtes et humains donne par ailleurs lieu à un nombre
effarant de « coïncidences » et de passages magiques
si naturels qu'ils paraissent constamment croqués sur le vif.
Dvortsevoy et son équipe cherchent en effet à montrer
les choses comme elles se déroulent, sans intervenir, mais l'incessante
précision du tournage en plan-séquence nous les organise
avec une fluidité des plus exemplaires ; elle rend les événements
banals plus vrais que nature. La qualité du travail visuel s'étend
par ailleurs à la composition de quelques plans fixes d'un pouvoir
d'évocation désarmant, témoignant d'un instinct
cinématographique bien réel.
Mais au-delà de cette atmosphère physique des plus palpables,
Tulpan propose aussi (et heureusement) une histoire. Une histoire
simple, sans artifices, mais pourtant des plus significatives dans le
contexte auquel s'intéresse le film. Tulpan (signifiant
«tulipe» en kazakh, avons-nous appris d'une spectatrice
enthousiaste), c'est une jeune fille qui demeurera invisible, mais aussi
l'incarnation du désir de vie nouvelle caressé par Asa,
héros du film. Mais là où plus d'un personnage
de fiction chérirait l'envie de quitter la steppe en direction
de la ville (c'est d'ailleurs le cas de son neveu, amateur de modernité
sous toutes ses formes), Asa souhaite simplement sa propre terre, sa
propre famille... ; en somme, sa propre existence. Ce à quoi
s'affaire Tulpan, de façon implicite mais néanmoins
manifeste, c'est donc à un hommage à la vie de paysan
sous toutes ses coutures. Ce n'est pas pour rien qu'il nous expose d'abord
l'intégrale d'une tentative (échouée) de réanimation
de mouton par respiration artificielle ; ce n'est pas non plus pour
rien que, dans une scène encore plus longue et fascinante, il
exhibera la mise à bas difficile (mais réussie!) d'un
veau, ainsi que le travail nécessaire à ses premières
minutes de survie en climat aussi aride. Entrecoupé de retours
toujours plus infructueux auprès des parents de l'immatérielle
dulcinée, le portrait du rude quotidien est enrichi d'une exposition
claire des rôles sexuels, de personnages périphériques
attachants et bien dessinés, ainsi que d'une relation intéressante
entre Asa et son rustre de beau-frère, source de tensions internes
dangereuses. Au final, ce scénario des plus élémentaires
se contente avec modestie d'une éclairante démonstration
des tribulations vécues par une proportion encore considérable
de la population mondiale, d'une façon naturelle et jamais didactique.
Face à une compétition féroce (le percutant Hunger,
le pénétrant Afterschool, ou encore le remuant
Snow, mention spéciale du jury), Tulpan a remporté
la Louve d'or du FNC 2008. Pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre?
Le film kazakh ne présente pourtant aucune étude fouillée
d'une problématique sociale actuelle, ne questionne aucun mode
de représentation et ne fait preuve d'aucune invention particulièrement
sophistiquée dans son illustration. Mais c'est un peu toutes
ces négations qui composent sa singularité: situé
en apparence au dehors de toutes les tendances, Tulpan rejoint
en fait l'idéal premier du documentaire moderne, à savoir
de donner une image aussi vraie que possible du monde filmé,
laissant percevoir un rapport de complicité parfaitement limpide
entre les diverses instances impliquées (jusqu'au spectateur).
Racontant simplement une histoire simple (trop simple, diront certains),
Dvortsevoy dispose des conventions que l'esprit commun a bien voulu
s'inventer pour interpréter le monde, et propose un film à
la fois si étranger et si maîtrisé qu'il constitue
une véritable leçon de regard. Et dans son dépouillement
total (demeurant pourtant bien plus accueillant que la stylisation froide
de bien des auteurs contemporains), il n'en demeure pas moins un moment
de cinéma d'une qualité exceptionnelle pour quiconque
désire se lancer à l'aventure dans un univers bien terrestre,
meublé de gens honnêtes, d'images et de sons inoubliables...
et de sable à perte de vue.
*Jacques Kermabon. 2008. « Tulpan ». 24 Images, n° 138
(septembre), p. 43
Version française : -
Scénario : Sergei Dvortsevoy, Gennadi Ostrovsky
Distribution : Tolepbergen Baisakalov, Ondas Besikbasov, Samal
Esljamova
Durée : 100 minutes
Origine : Kazakhstan, Pologne, Russie, Allemagne, Suisse
Publiée le : 29 Octobre 2008
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