LE TUEUR (2007)
Cédric Anger
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Imposante institution dans le monde de la critique cinématographique
depuis leur fondation en 1951, les Cahiers du cinéma ont vite
bâti leur renommée en tant qu'école pour une génération
de cinéastes-cinéphiles qui allaient imposer en France
une nouvelle manière de faire des films. Ils s'appelaient Godard,
Truffaut, Rohmer, Rivette et Chabrol - et si l'Histoire se souvient
de leur désir d'instaurer une « politique des auteurs »,
elle oublie fréquemment de mentionner qu'ils s'étaient
donnés pour objectif de redorer le blason d'un certain cinéma
jugé mineur par l'élite intellectuelle de l'époque.
Jean-Luc Godard, dans ses premières années, passa à
la moulinette de la modernité les codes du film policier américain,
de la science-fiction et du film d'espionnage. « Je continue à
trouver absurde et haïssable la hiérarchie des genres »,
disait François Truffaut dans son texte À quoi rêvent
les critiques; « je refuse l'idée que La Source
et Le Voleur de bicyclette seraient des films nobles, graves,
tandis que Psycho et Madame de seraient des films
de "divertissement". Tous quatre sont nobles et graves, tous
quatre constituent des divertissements. » (Les Films de ma
vie, p. 16) La tendance se perpétue aujourd'hui dans le
cinéma d'une nouvelle génération de réalisateurs
issus eux aussi des Cahiers. Le Tueur, premier film de l'ancien
critique Cédric Anger auquel on doit notamment le scénario
de l’excellent Petit lieutenant de Xavier Beauvois, s'inscrit
ainsi dans la lignée des films d'Olivier Assayas en ce sens où
un genre généralement intégré au volet industriel
de la production cinématographique mondiale y fait l'objet de
ce qu'il convient d'appeler une « vision d'auteur ».
À en juger par le ton du générique du Tueur,
on pourrait, certes, croire qu'Anger va donner dans le film de gangsters
stylisé façon Tarantino. Mais, bien vite, rock et montage
rythmé cèdent le pas à une mise en scène
plus estompée - axée sur l'établissement d'une
intimité (entre le spectateur et les personnages, entre le tueur
et sa proie) plutôt que sur la création d'une distance
réflexive. Une intimité, une humanité même,
qui va à contre-sens de tout l'univers mis en scène: un
monde de surfaces étincelantes à l'architecture désincarnée,
de transactions économiques, de sentiments monnayables, où
le réel et son double vidéo s'entremêlent en une
seule et même confusion. Le Tueur, c'est l'histoire d'émotions
qui tentent de s'affirmer au sein d'un système logique où
elles n'ont pas leur place: celui d'un tueur à gages qui décide
de faire une faveur à sa cible, d'un client qui s'attache à
une escorte de luxe. À un autre niveau, ce sont ces émotions
qui tentent de se glisser dans la mécanique du thriller - cette
subjectivité sentimentale qui tente de détourner le genre
de l'objectivité du suspense. Il existe une tension bien réelle
tout au long du film d'Anger, mais constamment le montage marqué
par l'omniprésence du fondu enchaîné semble chercher
à l'atténuer. On peut presque parler d'un suspense tamisé,
d'un thriller s'opposant tout naturellement à ses propres obligations
contractuelles.
À la limite, Le Tueur s’engage sur la voie du
drame psychologique à force de contourner ces conventions et
de refuser le cantonnement à un genre précis (qu’il
utilise principalement telle une ossature, comme point d’entente
entre le spectateur et lui-même à partir duquel élaborer
un discours plus personnel). L’atmosphère générale
est sombre, un brin morose même, à l’image des vies
de ses deux principaux protagonistes Léo (Gilbert Melki) et Kopas
(Grégoire Colin). Le personnage titulaire, plus spécifiquement,
étonne par sa relative banalité - aux antipodes des assassins
flamboyants et des professionnels froids auxquels le cinéma américain
nous a habitués. Le cinéaste français s’amuse
ainsi avec cette image classique, nous proposant plutôt qu’une
créature de polar un humain somme toute moyen qui cherche surtout
à tuer le temps - un temps qu’il a donné en sursis
à l’homme d’affaire dont on lui a commandé
le meurtre. Nous l’accompagnons ainsi dans cette sorte d’errance,
souvent fixée à l’espace transitoire de la chambre
d’hôtel; tombe alors ce masque de tueur porté dans
le monde extérieur, sorte de fiction que s’est créé
Kopas pour correspondre à un modèle que cette pause le
forcera à remettre en question. Le Tueur est en quelque
sorte le journal intime de cette période de doute, au cours de
laquelle Kopas explore Paris en étranger avec comme seul compagnon
l’homme qu’il doit abattre; situation épineuse, mais
que le cinéaste se garde bien d’exploiter trop lourdement.
Au contraire, Anger propose un film très aéré,
ponctué de longs silences et de peu d’échanges verbaux,
sorte de Melville exsangue où les personnages en ont assez de
jouer un jeu dont le réalisateur du Cercle rouge préférait
au contraire souligner la nature cyclique (tel qu’il le faisait
par exemple par ce clin d’oeil à une boucle sur lequel
se terminait Un flic, en reprenant geste par geste son introduction
du personnage d’Alain Delon). Du maître Melville, le réalisateur
du Tueur retient un certain minimalisme subtilement stylisé
ainsi qu’un goût pour les figures fantomatiques; des figures
effacées qui tissent entres elles des liens fuyants, condamnés
à s’évanouir. Malgré cela, le film d’Anger
ne se réfugie pas dans un pessimisme complaisant. Et les plus
belles scènes sont celles où une certaine chaleur humaine
arrive à percer la grisaille de l’ensemble. Comme cette
splendide scène de danse un brin maladroite, bercée par
la cynique Alison d’Elvis Costello, au cours de laquelle
Grégoire Colin et la lumineuse Mélanie Laurent partagent
malgré la nature en apparence vénale de leur relation
un authentique moment de complicité; ou encore cette exécution
sous la neige, étrangement paisible et somptueusement photographiée,
par laquelle Léo et Kopas concluent le pacte qu’ils ont
signé à leur première rencontre. Si plusieurs thrillers
français des dernières années se sont contentés
de répliquer sans en avoir les moyens des formules américaines
éculées, Anger offre au contraire une première
oeuvre élégante, prouvant qu’intelligence et accessibilité
n’ont pas nécessairement à être des concepts
contradictoires, dont la plus remarquable qualité est d'offrir
un hommage au passé du cinéma policier sans en livrer
un bête pastiche.
Version française : -
Scénario :
Cédric Anger
Distribution :
Gilbert Melki, Grégoire Colin, Mélanie
Laurent, Sophie Cattani
Durée :
91 minutes
Origine :
France
Publiée le :
21 Septembre 2009