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TRISTRAM SHANDY : A COCK AND BULL STORY (2005)
Michael Winterbottom

Par Jean-François Vandeuren

Comment adapte-t-on l’inadaptable? Voilà une question que posa Charlie Kaufman il y a de cela quelques années avec le scénario de son brillant Adaptation. Son tempérament d’artiste et de scénariste attiré par le côté obscur d'Hollywood s’entrechoquaient alors à l’intérieur même de son récit où il devait constamment jongler entre son désir de simplement révéler la beauté d’un livre, et les problèmes que cela impliquait sur le plan de la structure et de l’efficacité dramatique. Michael Winterbottom et Frank Cottrell Boyce soulèvent le même genre de problématiques avec leur adaptation extrêmement libre du roman The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne. Dans les deux cas, la solution fut sensiblement la même : inclure les dessous de la production à même l'intrigue. Nous effectuons du coup la navette entre les bribes d’un film prenant une forme de plus en plus incertaine et les difficultés d'ordre technique et financière, ainsi que celles découlant de l'impossibilité de porter entièrement à l'écran ce volumineux classique de la littérature anglaise, que rencontrent en cours de route l'équipe technique et le comédien Steve Coogan. Ce dernier devra d’autant plus trouver le moyen de maintenir un pont entre le plateau de tournage, les dessous de sa vie de star et ses responsabilités de père de famille.

Fort du succès international de leur première collaboration qui conduisit au savoureux 24 Hour Party People, Steve Coogan et Michael Winterbottom poussèrent ici leur exubérance collective un tantinet plus loin par le biais d’un récit complètement éclaté. Il ressort d’une part de ce Tristram Shandy la même énergie contagieuse que celle qui marqua leur vibrant portrait des hauts et des bas de l’histoire de Factory Records et de la scène musicale de Manchester. Winterbottom et le scénariste Frank Cottrell Boyce s’attaquent ensuite aux mêmes genres de préoccupations concernant l’adaptation cinématographique d’une oeuvre littéraire que souleva le phénoménal Adaptation de Spike Jonze, mais en nous amenant directement sur le plateau de tournage plutôt que de nous faire languir à l’intérieur de l’esprit tourmenté du scénariste adaptateur. Plusieurs ressemblances prennent forme également entre Tristram Shandy et le chef-d’œuvre de Federico Fellini, 8½. Le film de Winterbottom lui rend d’ailleurs hommage plus souvent qu’à son tour, notamment par le biais de pièces musicales issues de la trame sonore du film de Fellini, lesquelles sont utilisées bien souvent à des fins similaires. Le plus surprenant dans ce cas-ci est que Winterbottom atteint parfois des sommets d’une intelligence et d’une créativité aussi vertigineux tout en gardant son joyeux pot-pourri bien ancré dans un moule comique et pop à souhait.

Le coeur même de Tristram Shandy se déroule évidemment sur le plateau de tournage fictif de ce projet. Frank Cottrel Boyce joue ici d’une finesse particulièrement ahurissante en reformulant les grandes lignes des écrits de Laurence Sterne dans les relations unissant les différents acteurs et membres de l’équipe technique entre eux, mais également au projet en soi. L’effort illustre tout aussi pertinemment lors de ces séquences les questionnements les plus importants soulevés par le roman en ce qui a trait à l’incapacité flagrante de mener à terme certaines ambitions ou de simplement communiquer clairement avec autrui. L’adaptation, dont on ne verra au bout du compte que quelques passages, deviendra progressivement le personnage titre de cette histoire. Le même genre de parallèle est créé par Boyce avec une des intrigues secondaires dans laquelle Steve Coogan est constamment séparé de sa famille par son boulot, lui qui craint d’autant plus de perdre le premier rôle du film aux mains d’un autre comédien. Coogan offre une fois de plus une prestation mémorable assez proche de celle qu’il offrit pour le segment du Coffee and Cigarettes de Jim Jarmusch dont il partagea les honneurs avec Alfred Molina. Le Britannique endosse ainsi à nouveau les traits de son personnage sympathiquement détestable qu’il prend toujours un malin plaisir à incarner : lui-même.

Sur le plan visuel, Tristram Shandy forme au départ une synthèse fort cohérente de l’approche plus spontanée des 24 Hour Party People, 9 Songs et In This World. D’ailleurs, cela donne lieu à un montage absolument brillant effectuant certaines transitions à couper le souffle entre les deux univers du film, démontrant du même coup l’appartenance de l’un envers l’autre. De son côté, Frank Cottrell Boyce forme à partir de ses thématiques et de la structure du présent récit un des scénarios les plus étoffés de sa carrière. Pourtant, Tristram Shandy accorde dans les deux cas énormément de place à l’expérimentation. Mais plutôt que de nous être présentées comme des idées encore en gestation, celles-ci semblent être le résultat d’une longue méditation qui s’effectua loin des caméras. Le résultat final donne ainsi lieu à une créativité des plus extravagantes qu’on ne peut qu’accueillir à bras ouvert et dans laquelle absolument tout réussit au duo.

Après 14 longs-métrages, nous aurions pu croire que les meilleures années de Michael Winterbottom seraient déjà loin derrière lui. La liste de petits bijoux qu’il nous aura proposé depuis ses premiers élans quelque peu maladroits est d’autant plus considérable. Mais qu’à cela ne tienne, le cinéaste britannique vient de se surpasser et nous offre avec Tristram Shandy son film le plus accompli à ce jour. Un peu comme dans , Winterbottom et Boyce s’amusèrent à déconstruire la magie véhiculée par le cinéma en illustrant tous les problèmes de sa mise en œuvre à partir de conflits pourtant assez personnels. Mais dans le cadre d’un effort aussi réussi, on ne peut étrangement qu'en sortir encore plus fasciné par le médium et ses possibilités. Tristram Shandy est en final un film dont on se délecte d’un bout à l’autre, autant pour la redoutable intelligence de son récit et le côté fêlé de sa structure narrative que pour son humour aussi mordant que désopilant.




Version française : -
Scénario : Frank Cottrell Boyce, Laurence Sterne (roman)
Distribution : Steve Coogan, Rob Brydon, Raymond Waring, Dylan Moran
Durée : 94 minutes
Origine : Royaume-Uni

Publiée le : 21 Mai 2006