TRASH HUMPERS (2009)
Harmony Korine
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Trash Humpers n'est pas exactement un film au sens où
on l'entend normalement. Qu'est-ce donc alors que cette vidéo-pochade
narquoise signée Harmony Korine, au-delà de l'attaque
directe au bon goût qu'elle constitue au premier degré?
S'agit-il d'une réaction hargneuse à la réception
mitigée qu'a obtenu l'incursion vers un cinéma plus mature
que constituait Mister Lonely? D'une manière de gaver
de merde et de haine ceux qui espéraient que Korine retourne
à son passée « trash »? D'une expérience
honnête qui aurait vraiment mal viré? D'un urinoir signé
Duchamp? Chose certaine, on ne reste pas indifférent face à
cette étrange enfilade de scènettes viles et vulgaires
qui nous force à inventer de nouveaux synonymes au terme «
grotesque ». Certains parleront d'une perte de temps pure et simple;
mais les réactions que provoque Trash Humpers en font
d'emblée une énigme intéressante, une oeuvre qui
a sa raison d'être à défaut d'avoir raison. On retrouve
en quelque sorte le Korine de Gummo qui aurait ici régressé
au stade précambrien, sorte de caméraman amateur captant
la dégénérescence humaine dans toute sa splendeur
avec un souci esthétique complètement déréglé.
Plus c'est laid, plus c'est beau dans ce carnaval croulant où
l'horreur est la norme. Mais c'est justement parce que la poésie
corrompue des films précédents du cinéaste se fait
trop rare au sein de ce Trash Humpers bileux qu'il donne l'impression
de dépasser les bornes pour sombrer dans un nihilisme lourd et
déplaisant. Sauf que, tout en étant méprisable
et foncièrement mauvais, ce long-métrage inclassable exerce
sur le spectateur une certaine fascination - à la frontière
entre la répulsion et l'attraction - qui exige d'être réfléchie.
Les images telles que celles de Trash Humpers sont devenues
banales à l'ère d'internet: des actions idiotes, filmées
n'importe comment, qui s'enchaînent sans cohérence pour
former plutôt qu'un tout un flux continu privé de toute
hiérarchisation. Exacerbant l'amateurisme de son film par tous
les moyens à sa disposition, Harmony Korine offre une expérience
audiovisuelle radicalement lo-fi où le médium vidéo
est exploité pour sa mauvaise résolution et ses déformations
caractéristiques des lignes et des surfaces: une sorte d'anti-esthétique
complétant parfaitement le parti pris anti-narratif de cet ensemble
disloqué et criard, suite fragmentée de simagrées
chaotiques où des protagonistes anonymes (se cachant derrière
des masques de vieillards) détruisent et profanent tout sur leur
passage en hurlant des insanités. Le spectateur est littéralement
réduit au rôle de voyeur parasitique, fouillant à
la recherche de sens ou de divertissement ces images-poubelles glorifiées
par le fait qu'elles sont projetés en pellicule dans un contexte
respectable. Trash Humpers est une expérience cinématographique
virale, s'infiltrant dans la sphère du septième art sans
vraiment s'inscrire dans sa logique; Korine y exploite le cinéma
en tant qu'institution artistique officielle, capable de conférer
à des images parfaitement routinières une distinction
qu'elles n'ont pas habituellement.
Quant à savoir si elles méritent cette attention, c'est
là une question que ne semble pas à la limite se poser
leur créateur. Fidèle à sa réputation d'adolescent
baveux, Korine place le spectateur face à ces images incohérents
sans lui offrir d'explications. Outre ce titre évocateur, rapidement
mis à exécution par les clowns errants que l'on suit d'un
terrain vague à un autre, le film n'offre qu'une sorte de néant
intellectuel à contempler. La métaphore ordurière
constituerait une attaque en règle contre le milieu du cinéma
d'art et d'essai qu'on ne serait pas étonné outre mesure.
Mais ce pourrait aussi être une illustration bête et primitive
de l'Amérique profonde, une simple farce à digérer
tant bien que mal au premier degré ou encore… Le problème
avec l'insaisissable cinéaste, c'est qu'il semble tout au long
de sa carrière avoir tout fait pour cultiver cette ambiguïté
- à savoir s'il est un brillant provocateur ou un habile charlatan,
un poète dérangé issu de la laideur ambiante ou
une peste arrogante et branchée cultivant cette esthétique
de la misère sans arrière-pensée. Harmony Korine
ne se contente pas de repousser les limites du bon goût. Il produit
à l'instar de son mentor Werner Herzog des images à l'éthique
discutable, qui forcent à questionner la manière dont
elles sont obtenues. Car ses vieillards de pacotille entraînent
dans leur délire des humains qui semblent quant à eux
bien réels, et que la caméra n'hésite pas à
fixer en assumant ouvertement son voyeurisme; et ce sont évidemment
ces moments qui sont les plus éloquents cinématographiquement
parlant.
Il y a dans le regard que pose Korine sur le monde une apparente complaisance
qui est peut-être une honnête admiration pour les marginaux
et les fous. Le problème, c'est que son oeuvre met constamment
l'accent sur ce « peut-être ». Peut-être a-t-on
affaire à un génie paresseux, à un illuminé
incapable d'ordonner ses idées ou plus simplement à un
sympathique camé auquel on a à tort fait confiance. Le
fait est qu'il est de plus en plus difficile de juger rationnellement
le personnage, car son oeuvre erratique et maladroite a de plus en plus
de mal à s'exprimer par elle-même. Entre alors en jeu une
subjectivité sur laquelle Trash Humpers capitalise assez
ouvertement. Il faut faire preuve d'énormément de bonne
foi à l'égard d'un bonhomme qui pourrait très bien
quant à lui être de mauvaise foi pour « apprécier
» son plus récent film; et même là on l'appréciera
surtout en tant que pied-de-nez assez méchant dont les cibles
sont si nombreuses qu'on n'arrive plus nous-même à les
définir. Mais évitons le traditionnel procès d'intentions:
la pire faute de Trash Humpers est de s'assumer pleinement
en tant qu'acte de régression, de trahir un défaitisme
qui va à l'encontre de ce sentiment d'exaltation que produisait
les plus beaux moments de Mister Lonely. Il n'y a plus de religieuses
miraculées chez Korine, que des caricatures aberrantes se traînaient
la carcasse d'un vide à l'autre sans espoir. Or, en l'absence
de poésie, c'est un triste marasme qui risque de s'installer
définitivement; et, dans cette éventualité, le
cinéaste aura officiellement signé son arrêt de
mort.
Version française : -
Scénario :
Harmony Korine
Distribution :
Paul Booker, Dave Cloud, Chris Crofton, Charles
Ezell
Durée :
78 minutes
Origine :
États-Unis, Royaume-Uni
Publiée le :
19 Octobre 2009