TRAFFIC (2000)
Steven Soderbergh
Par Jean-François Vandeuren
Durant les années 80, le trafic de drogue était une source
de nouvelles presque quotidienne pour les journaux et les bulletins
d’information nord-américains. Une réalité
qui devint vite une partie intégrante de la culture populaire
occidentale grâce à l’opportunisme des studios hollywoodiens
qui se mirent à produire une quantité considérable
de films d’action - d'une qualité souvent fort discutable
- ayant pour prémisse un affrontement sans merci entre quelques
valeureux policiers et une bande de revendeurs sans scrupule et armés
jusqu’aux dents. L’initiative possédait toutefois
son lot d’ambigüités, à commencer par la victoire
unilatérale des forces de l’ordre sur ce secteur d’activité
peu légitime, mais hautement lucratif, sur laquelle se terminaient
la plupart de ces récits. Or, une telle problématique
se veut évidemment beaucoup plus complexe en vérité
étant donné son impact incessant sur un nombre incalculable
de vies humaines. Une situation que tentent d’illustrer ici le
réalisateur Steven Soderbergh et le scénariste Stephen
Gaghan en couvrant le parcours de diverses substances illicites, des
mains de riches trafiquants situés à Tijuana au Mexique
jusqu’à celles de quelques étudiants blasés
de la région de Cincinnati. S’entremêleront entre
ces deux pôles les histoires respectives d’un policier mexicain
cherchant à combattre la corruption au sein des forces militaires
et policières de son pays, d’une mère de famille
dont le mari subit actuellement un procès pour importation et
trafic de stupéfiants, des agents assignés à la
protection du principal témoin de toute l’affaire, et du
nouveau directeur de l’ONDCP (Office of National Drug Control
Policy), dont la fille est aux prises avec de sérieux problèmes
de dépendance à l’héroïne.
Adaptation ambitieuse de la minisérie Traffik des Britanniques
Alastair Reid et Simon Moore, le film de Steven Soderbergh et Stephen
Gaghan est visiblement le fruit d’un travail de recherche exhaustif
et d’une démarche narrative tout aussi réfléchie
et cohérente. Résolus à couvrir cette guerre de
tranchées sur tous les fronts, les deux cinéastes se tournèrent
judicieusement vers le film choral pour articuler leur thèse
sur ce sujet des plus délicats, assimilant parfaitement les mécanismes
techniques et dramatiques de cette forme de récit pour le moins
mouvementée tout en réussissant à imposer un rythme
qui leur est propre. Le duo joue d’ailleurs de finesse à
ce niveau en se servant de la structure du présent effort pour
attribuer un rôle et un caractère bien spécifique
à chaque sous-intrigue et à tous les personnages qui lui
sont rattachés. Soderbergh et Gaghan créent ainsi un tout
étonnamment homogène à partir d’une palette
de genres pourtant tout ce qu’il y a de plus disparate, entrecroisant
habilement intrigue policières et politiques, drames familiaux,
crises existentielles, et séquences à teneur plus informative
dont la forme évoque bien souvent celle du documentaire. Il faut
dire que le but premier de Traffic n’est pas de pointer
du doigt qui que ce soit, mais bien d’offrir un regard éclairé
sur un problème de société dont les répercussions
juridiques, financières et psychologiques s’avèrent
souvent intimement liées. Un objectif que réalisent pleinement
les deux cinéastes en se tenant toujours loin du lot de clichés
dont s’abreuve habituellement ce genre d’initiative et en
ne cherchant jamais à déguiser d’une quelconque
façon l’absence d'issue de leur mise en situation.
Soderbergh se démarque également des autres cinéastes
ayant arpenté ce terrain des plus sinueux en adoptant une approche
artistique beaucoup plus modeste et anti-spectaculaire. Ce dernier n’hésite
d’ailleurs pas à réduire les quelques rares séquences
d’action de son film à leur plus simple expression par
le biais du montage ou du traitement du son. Il faut dire que le réalisateur
américain s’inspira fortement du cinéma réaliste
du Britannique Ken Loach pour arriver à ses fins, privilégiant
notamment l’emploi de la caméra à l’épaule
dans l’élaboration de sa direction photo. Une décision
qui permit évidemment à Soderbergh de toujours se retrouver
au coeur de l’action de son film et d’imprégner celui-ci
du caractère nerveux et immédiat que nous associons ordinairement
à ce type de démarche visuelle. Il en résulte une
mise en image intuitive et spontanée, mais qui n’en demeure
pas moins précise et vigoureuse, de la part d’un cinéaste
qui aurait volontairement abandonné ses pouvoirs de metteur en
scène pour n’agir qu’à titre de simple spectateur
à l’intérieur de son propre univers filmique. Le
réalisateur s’appliqua également à simplifier
la tâche d’un public auquel il demandait déjà
d’absorber énormément de matière en très
peu de temps en délimitant chaque partie de son exposé
par le biais d’un savant jeu de couleurs, qu’il utilisa
également pour souligner - et même déconstruire
- les différentes notions de loyauté, de trahison, d’innocence
et d’angoisse évoquées par chacun de ces segments.
Un effort technique d’une remarquable lucidité que complète
à merveille la bande originale tout aussi somptueuse de Cliff
Martinez, dont l’accalmie des plus inhabituelles ajoute bien souvent
une tout autre dimension dramatique aux nombreuses tensions sous-jacentes
du scénario de Stephen Gaghan.
«Guerre» est un terme que les médias d’information
et de divertissement employèrent plus souvent qu’à
leur tour au cours des trois dernières décennies pour
donner un sens aux différents moyens pris par le gouvernement
et les autorités policières pour enrayer le trafic et
la consommation de stupéfiants. Mais comme le soulèvent
si bien Soderbergh et Gaghan tout au long du présent effort,
la victoire demeure difficilement envisageable lorsque les ressources
de l’ennemi semblent pratiquement infinies et que chaque coup
porté à son endroit finit toujours par avoir des répercussions
beaucoup plus négatives que positives en bout de ligne. Un constat
que livrent admirablement les deux cinéastes en plaçant
l’ensemble de leurs protagonistes dans une position des plus délicates
où ils seront appelés tour à tour à remettre
sérieusement en question leurs propres convictions et à
faire face à une situation dans laquelle leur existence sera
directement menacée. Les deux auteurs sont appuyés à
ce niveau par le travail colossal de leur distribution toute étoile
qui s’imbiba parfaitement de la fragilité et de l’intensité
dramatique volontairement étouffée du scénario
de Stephen Gaghan pour offrir un jeu d’ensemble que nous n’aurions
pu imaginer plus juste. S’ils ne cherchent en aucun cas à
adoucir ou à dénaturer leur propos à des fins purement
cinématographiques, Soderbergh et Gaghan demeurent tout de même
optimistes, célébrant par une finale extraordinairement
nuancée une forme d’héroïsme basée sur
la force des idéaux plutôt que celles des armes tout en
soulignant que les gestes les plus concrets pouvant être posés
dans ce genre de dossier n’ont souvent rien de politique…
Version française :
Trafic
Scénario :
Stephen Gaghan
Distribution :
Michael Douglas, Benicio Del Toro, Don Cheadle,
Catherine Zeta-Jones
Durée :
147 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
17 Juin 2008