TOUT VA BIEN (1972)
Jean-Luc Godard
Jean-Pierre Gorin
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Tout va bien est à la fois un nouveau départ,
une conclusion et un retour en arrière pour Jean-Luc Godard.
Lorsqu'il le réalise en 1971, il vient de consacrer les trois
dernières années de sa vie à militer cinématographiquement
pour le groupe Dziga Vertov. À l'époque, le réalisateur
français cherche à faire non pas des films politiques
mais des films faits de manière politique. Aride et hautement
expérimental, le produit de cette période créative
menée au gré de la maxime "l'économique détermine
l'esthétique" divisera les rares spectateurs qui y seront
exposé. Tout va bien est la conclusion à gros
budget de cette phase controversée de la carrière de Godard
de même qu'un retour par la marge à la forme narrative
qu'il avait délaissé depuis Week-end.
Marqué par le sceau de la totale remise en question et d'un certain
repli réflectif sur soi, Tout va bien débute
sur un constat d'échec. "Pour faire un film, faut de l'argent."
Depuis son deuxième film Le Petit soldat, Godard est
un réalisateur politique. Marquée par une perpétuelle
attaque en règle contre l'ordre établi et les mentalités
belliqueuses, son œuvre s'affirme dès Les Carabiniers
comme étant férocement idéologique. Mais Godard
n'a pas encore trouvé dans le monde réel sa place sur
l'échiquier politique. À cheval entre les aristocrates
de gauche et les anarchistes de droite, Godard embrassera le tumulte
social de mai 68 de tout son être. L'idéalisme des premiers
temps passe et la réflexion se poursuit jusqu'en mai 72, période
à laquelle se déroule Tout va bien.
Selon Éric Rohmer, un autre rédacteur des Cahiers
du cinéma devenu grâce à la Nouvelle vague
réalisateur, "tout grand film est un documentaire".
Fritz Lang , pour sa part, affirme que la fiction ne prend son envol
que lorsqu'elle est perçue comme une vérité documentaire.
Parce qu'il saisit en mouvement la vie politique et le tumulte ambiant
de la France d'après mai 1968, Tout va bien est à
sa manière un document historique. Si la forme en est si particulière,
c'est que Godard cherche à y "raconter d'une autre manière
pour finalement raconter autre chose". Tout va bien cherche
à faire valoir ses quelques images dans une société
où, par l'entremise de la télévision, le public
est constamment bombardé par un torrent d'images consommées
sans être pensées. "On ne regarde plus la télé,
on l'allume ou on la ferme", affirmera Godard dans Comment
ça va en 1975.
En ce sens, l'esthétique dépouillée et le minimalisme
calculé qui sont la signature visuelle de Tout va bien amorcent
cette réflexion sur la nature de la communication que le réalisateur-penseur
poursuivra dans les années 70 par l'entremise de ses collaborations
avec Anne-Marie Miéville. Il s'agit aussi d'une façon
logique et éthique pour l'auteur de mettre en application son
désir de présenter un plan par idée et une idée
par plan afin de passer "de l'idée à l'image pour
revenir à l'idée". Lors d'une table ronde sur Hiroshima
mon amour d'Alain Resnais, Godard affirmait que "les travellings
sont affaire de morale." Tout va bien n'est constitué
que de travellings et de longs plans séquences. La nature mensongère
de tout autre forme de montage est sans cesse souligné par ces
faux-raccords caricaturaux que le cinéaste s'amuse à glisser
ici et là. La vérité est partout dans Tout
va bien, au point d'en devenir une obsession.
Ainsi, ce personnage de réalisateur qu'incarne Yves Montand devient
une manière pour Godard de s'investir complètement dans
l'œuvre. Tout va bien est un cinéma de confessions comme
l'était 8½ pour Federico Fellini. S'agit-il d'un geste
nombriliste? Toujours selon Godard, il est malhonnête de se substituer
aux autres et de parler en leur nom. On ne peut faire des films qu'en
son propre nom. N'en demeure pas moins que le personnage de Montand
ainsi que la relation qu'il entretient avec Jane Fonda occupent une
place secondaire dans le récit. Tout va bien est le récit
d'une lutte de classe. C'est un film engagé sur les révoltes
ouvrières et sur le gauchisme en général. Pourtant,
on sent clairement que Godard s'y distancie des mouvements communistes
et maoïstes. À ce niveau, la réflexion personnelle
est riche et articulée.
Peut-être trop, diront les détracteurs de ce film dont
l'imposante densité verbale a à mainte reprise été
qualifiée de verbeuse. Godard, depuis toujours, fait de la littérature
par l'entremise du cinéma. Son film est pourtant une œuvre
foncièrement cinématographique. Au-delà du plaisir
qu'il prend à jouer avec les notions de cadres et de cases, Tout
va bien se distingue par le nombre effarant de travellings que
l'on y retrouve. Parmi les plus marquants, on dénotera celui
qui traverse de long en large le décor théâtral
découpé tel une bande dessinée de cette usine où
des ouvriers ont séquestré leur patron au nom d'une grève
générale illimitée. Ou cet autre, plus long encore,
qui arpente un gigantesque supermarché digne de ces temples érigés
au nom de la surconsommation que l'on a érigé dans nos
banlieues.
Au-delà de la réflexion qui lui est propre, Tout va
bien expose avec une redoutable efficacité aux spectateurs
d'aujourd'hui cette réalité terrible: les racines des
horreurs capitalistes que l'on dénonce de nos jours sont bien
plus profondes que l'on oserait le croire. Plus ça change plus
c'est pareil, comme dirait l'autre. De ce fait, un film que certains
condamnaient à n'être qu'un curieux artefact historique
s'avère être encore d'actualité. Injustement calomnié
par plusieurs critiques de l'époque qui espéraient un
retour aux beaux jours de Bande à part et d'À
bout de souffle, Tout va bien est un film engagé
remarquable en tout point. Une bonne fois pour toute, l'enfant terrible
de la Nouvelle vague s'affirme comme étant d'abord et avant tout
un intellectuel de l'image. Il faudra être prêt à
le suivre et à penser avec lui pour récolter le fruit
de son travail. Un petit effort ne nuira à personne. Drôle
et intelligente, cette dernière collaboration du duo Godard/Gorin
marque tant par son esthétique léchée et sa forme
scandée, souvent proche du manifeste, que par son propos riche,
à la fois introspectif et universel.
Version française : -
Scénario : Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Gorin
Distribution : Yves Montand, Jane Fonda, Vittorio Caprioli, Elizabeth
Chauvin
Durée : 95 minutes
Origine : France, Italie
Publiée le : 19 Janvier 2006
|