TORRENT (1926)
Monta Bell
Par Mathieu Li-Goyette
Elle figure parmi les premières grandes dames du premier Hollywood.
Une de ses toutes premières figures de porcelaine à trouver
refuge dans les magazines anecdotiques de cinéma (les premiers),
une des premières émigrées avec Rudolf Valentino
et Sessue Hayakawa à imposer sa propre réputation au royaume
du cinéma. Cette figure, Greta Garbo, bien que sa carrière
lors du parlant s’arrêta prématurément en
1941, représenta longtemps pour les cinéastes un gage
d’un certain exotisme prêt à être exporté
dans les productions hollywoodiennes et particulièrement lorsque
celles-ci s’efforçaient d’explorer de lointaines
contrées. Lancée par Monta Bell lors du tournage de Torrent
à son premier rôle débutant en Amérique,
Garbo y interprète Leonora Moreno, une jeune fille de campagne
destinée à être cantatrice courue à travers
tout l’Europe sous le pseudonyme de La Brunna. Aimée par
Don Rafael, ami d’enfance et futur homme politique important de
son village, les deux compagnons de jeunesse ne se retrouveront que
bien plus tard dans des mondes maintenant dispersés par le temps,
la gloire, l’art et l’amour.
Adapté d’un roman de l’écrivain espagnol Ibañez,
scénarisé par Dorothy Farnum (Monta Bell a semblé
préférer les écrivaines au cours de sa carrière),
le sujet de Torrent, bien que rose et jouant de sa structure
narrative comme d’une mélodie dont peut-être seul
le public d’aujourd’hui pourrait en appréhender l’air,
repose dans un créneau de caractéristiques fortes à
notre cinéaste. Sans atteindre la maîtrise déployée
lors de ses films subséquents, Bell déploie ici tout un
attirail décoratif et pictural pour plonger son public dans une
Espagne bien plausible de la fin du 19e siècle et réussit
à doter son fameux premier plan d’une fantaisie toute poétique
qui viendra appuyer la corrélation entre ses différentes
oeuvres d’apparences si éparpillées (si cela ne
serait que de la présence d’une distribution et d’un
sujet rose et d'un dénigrement de toute opposition actantielle).
Ce premier plan métaphorique (comme les premiers plans de After
Midnight) force l’admiration, fait aussi oeuvre d’incipit
chez un cinéaste définitivement croyant du langage cinématographique
comme extension syntaxique à son propre roman. À la manière
de Griffith, mais d’un touché plus sensible, la mise en
scène de Bell défie les limites techniques de l’enregistrement
sonore à plusieurs reprises lorsque, filmant un tourne-disque,
alternant à La Brunna, filmant Rafael aux aguets, l’expression
d’une unité sonore illusoire naît à partir
d’un calcul méticuleux entre montage et jeu expressif se
relayant sur l’air connu de l’opéra Carmen.
Définissant les derniers instants de sa tragédie tout
au long de son film, la somme des indices amassés sur le tempérament
des protagonistes trace une longue parabole à travers toute la
diégèse dans un enjeu opposant l’art à l’argent,
la bonté à l’oisiveté méprisante;
deux gens simples de l’Espagne rurale dans un duel sentimental
où toute l’Europe aristocratique vient peser dans la balance
du pouvoir. Car c’est bien du pouvoir et de la corruption dont
Bell vient finalement parler ici. À la manière de After
Midnight où les jeunes soeurs trouvaient leur dénouement
dans une chic soirée des années folles, le fossé
séparant les deux amants - le torrent à proprement parlé
- est celui de la renommée et des obligations qui s’y rattachent.
Don Rafael ne peut renoncer à une famille déjà
établie, à des enfants, une femme et une profession noble
d’administrateur qui l’oblige à demeurer sédentaire.
Quant à elle, Leonora peut se permettre de tenter la grande vie,
la tournée des métropoles et, comme elle le fait si bien
remarquer, l’accueil chaleureux d'un nouveau monde: celui que
la bourgeoisie se permet de lui offrir. Finalement emportée par
le torrent provoquée par une furieuse tempête, Don Rafael
viendra à son secours en espérant sauver ce qu’il
reste d’un amour devenu bien lointain.
D’apparence critique, l’oeuvre de Monta Bell ne devrait
passer sous silence que sous le signe d’un discours ayant mal
vieilli; la « lutte des classes » est, de tout temps, une
préoccupation que le cinéma se fait un plaisir d’aborder.
Cela serait en effet passer sous silence le sens comique remarquable
démontré par celui qui travailla un jour aux côtés
de Chaplin. Doté d’un comique vaudevillesque, le festival
de répliques pointues s’apparente à une partie de
tartes à la crème bien rodée. Le gag se faisant
succession d’un espace à l’autre, d’un personnage
à l’autre par autant de dispositifs comiques connus (le
personnage de faire-valoir pris sur le vif, les jeux de coquetteries
manqués, la sensualité aguichante de Garbo), la façon
d’alterner entre la tragédie et le rire sans façon
font de Torrent un film adorable et sans prétention.
Et c’est d’une qualité aussi louable pour le cinéma
muet américain qui aura toujours voulu faire déborder
les limites de son cadre par une grandeur toute factice pour laquelle
les films de Bell se sont probablement valus de tomber dans l’oubli.
Plus puissant que After Midnight par son sujet universel qui
quitte les frontières étasuniennes dans un contexte où
l’intention des personnages fait valoir une similitude avec le
monde occidental qu’il dépeint, d’un humour moins
farfelu et d’une maîtrise du montage qui appréhende
la dimension sonore tout en la rejetant au profit d’une théâtralité
assumée, Torrent est une oeuvre de choix au sein d’une
filmographie qui nous force à aller de l'avant au profit d’un
nouvel âge d'or du cinéma muet.
Version française :
Le Torrent
Scénario :
Dorothy Farnum, Vicente Blasco Ibáñez
(roman)
Distribution :
Ricardo Cortez, Greta Garbo, Gertrude Olmstead,
Edward Connelly
Durée :
88 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
18 Mai 2009