TOKYO DRIFTER (1966)
Seijun Suzuki
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Dans le Japon des années soixantes, la production cinématographique
était une bien drôle d'industrie dont le mot d'ordre était
l'efficacité absolue. Chez Nikkatsu, on devait avoir tourné
et monté un film en l'espace de vingt-huit jours: trois semaines
pour mettre les images en boite et une autre pour tout recoller en une
unité cohérente et prête pour la distribution. Bien
entendu, un tel horaire forçait les réalisateurs engagés
par la compagnie à suivre des règles strictes et à
offrir des produits normalisés de même que prévisibles.
C'était de toute façon ce que voulaient les dirigeants
de Nikkatsu ainsi que le public japonais. La productivité était
beaucoup plus appréciée que des concepts aussi relatif
que la créativité et la valeur artistique. C'est dans
ce climat étouffant que travaillera l'iconoclaste Seijun Suzuki
durant des années, jusqu'au jour où la firme le mettra
à la porte parce qu'il réalisait, aux dires de ses producteurs,
des films trop étranges et incompréhensibles pour plaire
au grand public. Depuis, son travail a été célébré
par des figures aussi diverses que John Zorn et Quentin Tarantino et
il s'est transformé au fil des ans en véritable figure
culte du cinéma japonais.
Sans l'ombre d'un doute, Seijun Suzuki était à l'époque
la définition même d'un drôle de personnage, du moins
compte tenu du milieu dans lequel il a dû évolué,
et son cinéma excentrique et dynamique en est un parfait reflet.
Plutôt que de concentrer l'attention du spectateur sur une intrigue
convenu et de toute façon pondue en deux temps trois mouvements
par un scénariste automate débordé par le travail,
Suzuki préféra transformer ses films de yakuza de série
B en gigantesques bordels colorés et explosifs tournés
sans aucun souci de réalisme. Un film de Seijun Suzuki est une
expérience visuelle d'abord et avant tout. De dire que c'est
un triomphe du style sur la substance est un euphémisme. Certains
expliqueront que Tokyo Drifter est un plaidoyer en faveur de
l'individualisme et d'une distanciation par rapport aux sévères
traditions japonaises, et peut-être ont-il raison? Mais il n'en
demeure pas moins que le film de Suzuki est une expérience purement
ludique qui s'apprécie avec les yeux et les oreilles, un gros
morceau de culture populaire étrangère transformé
par la folie d'un réalisateur plus original que la moyenne en
explosion de couleurs et de formes.
Le travail de conception visuelle de Takeo Kimura est à célébrer
tout autant sinon plus que la réalisation de Suzuki. De toute
évidence, les décors sont d'une grande flexibilité
et peuvent être transformés rapidement en un tout nouvel
environnement. En fait, il s'agit fort souvent d'opérer un simple
changement d'éclairage pour que l'atmosphère du plateau
change du tout au tout, comme le démontre avec créativité
la glorieuse finale du film. La grande palette de couleurs qu'exploite
le département artistique de Tokyo Drifter n'est que
l'une des caractéristiques frappantes de son esthétique
remarquable. Il est possible de remarquer que des éléments
sont réutilisés d'un décor à l'autre, mais
l'ensemble est toujours radicalement différent par une sorte
d'alchimie inventive de la part des décorateurs. Non seulement
est-ce un exemple merveilleux d'efficacité budgétaire
et temporelle mais le résultat est aussi franchement fascinant.
L'allure générale du film est celle d'un gros collage
Pop-Art éclatant.
La musique y est aussi pour quelque chose dans l'intérêt
de l'ensemble, d'autant plus que Tokyo Drifter s'avère
à sa façon une espèce de comédie musicale
qui n'aurait que deux chansons thèmes répétées
ad nauseam et d'amusants interludes explorant toutes sortes de genres
du rock au jazz. Ceux qui ont apprécié le Kill Bill
de Tarantino pourront s'amuser à voir en quoi le style de Suzuki
a inspiré le projet de l'Américain. Cela dit, ceux qui
s'attendent à une explosion d'action seront déçus.
Bien loin de celui de l'hyperactif cinéma japonais actuellement
en vogue, celui des Miike et compagnie qui produisent eux aussi avec
une régularité hallucinante, le rythme de Tokyo Drifter
s'apparente en fait plus à celui d'un film d'espionnage de la
même époque, un James Bond de l'ère Connery
par exemple. À la différence près que l'équipe
de Suzuki aurait été plus à l'aise sur le plateau
de Casino Royale que sur celui de You Only Live Twice.
Certes, l'intrigue de Tokyo Drifter en confondra plusieurs
à la première écoute tant Suzuki enfile chaque
détour de sa magouille immobilière et criminelle centrale
à un rythme effarant. Les écoutes subséquentes
permettent de recoller les morceaux en un tout cohérent mais,
de toute façon, ce sont les images vibrantes et les décors
délirants concoctés par le département artistique
qui valent véritablement le détour. Définir si
Tokyo Drifter est ou non un bon film est une question extrêmement
subjective que je laisserai à d'autre. Mais c'est sans l'ombre
d'un doute une expérience visuelle et auditive hautement divertissante
qui dépaysera agréablement plusieurs cinéphiles
blasés. De plus, il est difficile de ne pas admirer Suzuki pour
le courage avec lequel il a osé confronter les normes sévères
d'une industrie trop stricte pour son propre bien. Pour ceux que l'étrange
attire, ce vagabond vaut le détour.
Version française : -
Version originale :
Tôkyô nagaremono
Scénario :
Yasunori Kawauchi
Distribution :
Tetsuya Watari, Chieko Matsubara, Hideaki Nitani,
Ryuji Kita
Durée :
89 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
24 Février 2005