THE TIME THAT REMAINS (2009)
Elia Suleiman
Par Mathieu Li-Goyette
Non pas dans ses tendances au burlesque, mais bien dans sa vision d’esthète
du cinéma, celui de Suleiman fait bizarrement penser à
celui de Kobayashi. Une rigidité extrême du cadre évoquant
la même rigidité du système dans lequel les personnages
évoluent, l’obligation de faire parler son cinéma
selon d’évidentes contraintes politiques (Suleiman dans
sa situation de cinéaste palestinien, Kobayashi dans sa situation
de cinéaste engagé dans un Japon tout juste post-impérial),
il y a dans ces oeuvres des sommets d’esthétisme qui, dans
leur rigueur et leur désir d’impliquer une certaine politique
du cadrage au propos traité, dégage une réelle
volonté de transcender les nécessités de la mise
en scène. C’est-à-dire qu’en usant de son
moyen d’expression premier comme argument principal d’un
manifeste contre le pouvoir en place, il y a une remise à niveau
primaire du vocabulaire cinématographique (donc hors du son,
mais aussi hors du dialogue) comme carburant à l’incendiaire
propos des deux cinéastes qui alimente un discours inventif et
discursif à deux niveaux : la parole et l’image, tout en
étant les faisant s’alterner. Pour dire simplement, chez
Suleiman la parole se fait précieuse, par ses silences elle forme
le discours (chez Kobayashi la répression) tandis que l’image
se fait rigide, par ses dérogations forme le comique (chez Kobayashi
la tension).
Débutant en 1948 lors de la chute de l’état palestinien
aux mains des Israéliens, The Time That Remains (dont
le second titre est Chronicles of a present absentee) est,
si l’on veut pousser, la continuation d’un cycle ouvert
avec Chronicle of a disparition en 1996 (avec, entre temps,
Divine Intervention en 2002). Tous trois écrits, réalisés
et interprétés par Suleiman, l’état de la
Palestine qui nous est parvenu depuis s’est diversifié
et, en cette fin de décennie, est bien moins rarissime que lorsque
le cinéaste perça la scène internationale il y
a de ça une quinzaine. Depuis, des films comme Les citronniers,
Valse avec Bachir, La visite de la fanfare et La
fiancée syrienne viennent donner des nouvelles de la situation
israélo-palestienne qui stagne et reste prise dans les raisonnements
circulaires des partis politiques et des forces d’action mises
en place par les forces internationales. Dans ce marasme, le discours
de ce premier cinéaste qui fut largement exporté s’est
raffiné et particulièrement précisé. Dédié
à ses parents, The Time That Remains raconte justement
l’absence d’un présent palestinien et le vide qui
y est vécu. Retournant chez lui après l’exil, le
cinéaste Suleiman retrouve sa mère à l’hôpital
sur son lit de mort, elle qui laissera paraître timidement le
seul sourire de l’oeuvre. Un petit rictus qui n’aura même
pas été permis aux enfants de la jeunesse de Suleiman,
une petite ondulation qui viendra donner sens dans cette dernière
scène à tout le pèlerinage de l’artiste et,
par le fait même, au tour de force auquel nous venons d’assister.
Se servant de sa propre enfance et des premières prouesses de
son père - un résistant farouche contre la prise de contrôle
des Israéliens - Suleiman partage ici le précieux témoignage
de son jeune âge en passant en revue les périodes charnières
du développement du monde arabe des années 60 jusqu’aux
années 80 (période durant laquelle le réalisateur
s’exila aux États-Unis). Fresque politique si elle en est
une (au sens où la présente histoire se fie non pas nécessairement
aux jalons de l’histoire, mais se sert plutôt d’eux
pour présenter les « racines » de la famille Suleiman),
Le Temps qu’il reste (de son titre français) rend
d’abord ce temps, ce présent vide de sens et d’identité,
rend littéralement flou le visage du cinéaste et ce n’est
qu’après avoir revécu les souvenirs de ce dernier
que l’on reviendra à un présent clair; finalement
limpide, car nous permettant enfin de faire jouer cette sous-couche
narrative (le passé) à travers laquelle l’ «
absence » se comprend enfin (le « qu’est-ce qui est
absent » trouve enfin réponse). Souvenirs, photographies,
la mémoire fait acte de présence pour morceler le réel
aussitôt plongé dans un ridicule non pas cynique, mais
bien en constante réflexion sur l’absurdité des
événements filmés. Enfin assis sur un banc d’hôpital
à méditer la mort de sa mère, il observe les allez
et venues d’un corridor d’urgence congestionné par
l’idiotie et la bêtise d’un panorama d’individus
qu’il s’évertue d'observer en silence, comme s’il
ne s’était pas encore fait une raison de leur donner parole.
Souvent comparé à Keaton et à Tati, Suleiman apparaît
au moins aussi sympathique (et à la fois sympathisant face à
nous, spectateur systématiquement frappé par le regard
décapant) que Keaton, à la fois aussi persistant que Tati
dans sa somme de pitreries théâtrales. Ces passes-passes
cinématographiques atteignent, dans Le Temps qu’il
reste, un sommet dans la précision du montage et une force
du gag qui participe au soulignement à double trait de l’incapacité
du bon sens à saisir les faits démontrés (le char
d’assaut suivant machinalement un Palestinien qui parle simplement
au téléphone, une marche militaire cadencée, tambours
battant, à un montage des plus ciselé et percutant). Cadres
à l’intérieur de cadres, c’est un jeu de poupées
russes où toutes les façades servent d’encadrements
à une deuxième image, un second degré d’interprétation
et de cloisonnement où le visage placide de Suleiman apparaît
sans cesse comme l’intrus. Ce « où est Charlie? »
d’une succession de contraintes stylistiques force le contexte
à se départir du sérieux, à tomber sous
le feu roulant d’une satire imaginée par le cinéaste
qui, submergé par l’incohérence, se voit enfin amené
à sauter le mur de la Bande de Gaza perche en mains. Comble du
drame, cette incohérence que semble accuser Suleiman n’est
dirigée contre personne, mais bien contre des situations, des
contextes et des raisonnements paradoxaux (qui dit paradoxe, dit absurdité)
qui régulent un récit aux engrenages d’horloge;
le seul temps qui passe n’est pas celui de l’histoire constamment
figée dans sa lenteur, il est plutôt celui des bizarreries
répétées en rimes à travers la vie de Suleiman.
Elles causent un effet de rappel et, dans leurs différences,
démontrent aussi le « temps qui passe » en faisant
s’amenuiser de plus en plus le « temps qu’il nous
reste ». Reste-t-il le temps pour une énième farce?
Aurons-nous encore le temps de s'y attarder?
En ce sens, le Suleiman-personnage personnifie un certain absolu. Au
lieu de se faire antagoniste, il ne s’érige que contre
de lointaines idées (« qui t’as dis de dire que les
Américains étaient des colonisateurs? » se fait-il
lancer comme seul reproche) et n’est pas plus enragé que
le Suleiman-cinéaste filmant avec un certain sens du ridicule
un Palestinien fredonnant le célèbre air de violon du
Schindler’s List éminemment spielbergien. Donc
non pas contre quelqu’un, il y a dans son cinéma un étrange
désir à éviter le conflit, à prouver, dans
une démarche aussi disjonctée que celle de Beckett, aussi
schizophrène que celle que Fellini pouvait déployer lorsqu’il
souhaitait décrire la mélancolie de l’homme moderne
dans ses grands cirques, un « univers » de cinéma
dans lequel le refus à la violence (ou du moins à l’esthétisation
de celle-ci; et c'est ici que la hargne de Kobayashi laisse place à
la candeur de Suleiman) parle comme d’un acte pacifique, d’une
indéniable conscience à reléguer la puissance du
« film politique » aux oubliettes. On donne ici une confiance
audacieuse aux rires timides pour véhiculer, à l'opposé,
ce cri du coeur provenant de l’apartheid palestinien.
D’une beauté et d’une certaine perfection de son
genre en provenance d’un grand maître du cinéma mondial,
le regard vitreux du réalisateur sur cette parcelle de réelle
déformée marque un achèvement, au moins un couronnement
temporaire pour le récent cinéma israélo-palestinien;
un cinéma parfois groupé, souvent divisé, mais
qui offre néanmoins régulièrement une vision visant
justement à abattre « la » frontière. Pas
plus naïf que sage, pas plus humaniste que pessimiste, le metteur
en scène ne se prétend le décideur d’aucun
événement, il est, exactement comme il se met en scène
: assis sur un banc, devant l’impasse, rêvant qu’il
pourra sauter par-dessus en sachant éperdument qu’il devra
toujours y revenir, que le temps qu’il y a passé est le
dénominateur commun au temps qui lui reste: l'avant reste invariablement
lié à l'après dont s'inquiète Suleiman.
Là où le cinéma est affaire de mémoire,
celui du palestinien en est un des ardents philosophes. Plus à
la recherche de ce manque à gagner que d’une solution,
il n’est plus le temps d’évoquer la disparition,
ni d’avoir recours à la poésie toute magique de
son deuxième opus qui rescapait tout. Non, car lavé de
ces jolis attirails, on y découvre le visage muet et solitaire
de Suleiman alias Pierrot le clown.
Version française : Le Temps qu'il reste
Scénario : Elia Suleiman
Distribution : Ali Suliman, Elia Suleiman, Saleh Bakri, Amer Hlehel
Durée : 109 minutes
Origine : Royaume-Uni, Italie, Belgique, France
Publiée le : 11 Novembre 2009
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