TIDELAND (2005)
Terry Gilliam
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Enfin! On dirait que Terry Gilliam en a eu assez de louer sa formidable
signature visuelle aux autres pour à nouveau se consacrer pleinement
à son propre cinéma. Si l'aventure commerciale de Brothers
Grimm remâchait de manière convenue et superficielle
les idées visuelles de films tels que Time Bandits et
The Adventures of Baron Munchausen, la magie de Gilliam n'était
tout simplement pas au rendez-vous. Ce ne sont pas les magouilles des
Weinstein qui avaient eu raison de l'éternel rêveur, ou
l'effondrement catastrophique du tournage de son Man Who Killed
Don Quixote. L'ancien Monty Python ne savait plus quoi dire, où
donner de la tête, où investir son infini génie
créateur. Alors pour palier au manque d'inspiration, il essayait
de faire du Gilliam. Ou plutôt, ce que le grand public perçoit
comme «le style Gilliam». C'est justement parce qu'il se
détache d'une perception formelle convenue de ce qu'est ce fameux
style Gilliam que Tideland est un formidable retour à
la forme pour le plus britannique des réalisateurs américains,
probablement son meilleur film depuis Brazil.
Gilliam n'a pas nécessairement dit adieu à ce look particulier
pour lequel il est reconnu et adoré. Tout y est: les prises de
vue obliques à l'horizon inédit, l'ivresse légère
avec laquelle la caméra se déplace dans les pièces,
les étranges flashs surréalistes, les décors chargés
de détails amusants. Sauf qu'en plaçant dans le contexte
d'une réalité sordide la fantaisie auquel on l'associe,
Terry Gilliam a su redonner tout son sens à son insolite fantaisie.
Tideland, c'est la rencontre au sommet entre Alice au pays
des merveilles, Fear and Loathing in Las Vegas et ce Alice
où Tom Waits entrecroisait l'univers fictif du célèbre
conte mathématiquement halluciné à la relation
ambigüe de son auteur Lewis Carroll avec une jeune fille du nom
d'Alice. Ou alors, si vous préférez rester local, L'amélanchier
de Jacques Ferron tourné en Saskatchewan par un Gilliam à
nouveau possédé par cette folie autour de laquelle orbite
depuis si longtemps son oeuvre. Avec Tideland, l'auteur trouve
de nouvelles façons d'aborder toutes ses obsessions thématiques
sous un angle frais et nouveau.
Suite à l'overdose fatale de sa mère, Jeliza-Rose (Jodelle
Ferland) se sauve en campagne avec son père aussi débile
qu'immature (Jeff Bridges), un vieux rockeur héroïnomane
fasciné par le mysticisme viking. Pour fuir la dure réalité,
Jeliza-Rose se terre dans son imaginaire débridé qui est
en fait une déformation fantasque de la réalité
tout de même fort bizarre qui l'entoure. Peut-être cette
mystérieuse voisine est-elle un peu sorcière après
tout? Se tisse entre la jeune fille et un attardé mental lui-même
rêveur à ses heures une relation amoureuse inconfortable,
à la fois naïve et déstabilisante. Avec lui comme
compagnon de jeu, elle plonge définitivement dans une réalité
alternative où les trains deviennent des requins.
Cette frontière vaporeuse et par le fait même dangereuse
entre le rêve et la réalité est loin d'être
étrangère à l'univers de Gilliam, dont le gout
pour les contes de fée acidulés ne se tarit pas avec le
temps. Se rapprochant jusqu'à un certain niveau du Voyage
de Chihiro de Miyazaki, Tideland est une étrange
fable initiatique sur l'enfance qui n'a pourtant rien d'un film pour
enfant. Le nouveau Gilliam crée un inconfort viscéral
en jouant la carte de l'humour dans des situations dramatiques lourdes,
brouille habilement nos points de repères en tempérant
ses envolées émotives d'une pointe de cruauté.
Ses emportements lyriques les plus inspirés viennent tempérer
une horreur psychologique matinée de beauté. Tideland
tire sa grande force des sensations contradictoires qu'il arrive à
nous soutirer sans cesse ainsi que d'une performance tout bonnement
époustouflante de la jeune Jodelle Ferland.
Avec son nouveau film, Gilliam renoue avec l'inventivité jouissive
de ses meilleurs essais mais aussi avec cette exploration intellectuelle
que ses derniers films avaient laissée en marge. Si bien que
l'on quitte le monde de Jeliza-Rose un peu confus et assez perturbé
mais complètement convaincu, fasciné, passionné.
Tideland est un conte de fée de la maturité,
gavé au LSD, où Gilliam nous fait croire à la magie
tout en détruisant ses mythes sous nos yeux. Fascinant et tout
bonnement merveilleux malgré son intensité parfois crue
et son gout marqué pour un état d'instabilité psychologique
total, cette sublime errance dans les vastes prairies piégées
du rêve est une résurrection artistique sublime qui captivera
les fanatiques du réalisateurs et tous ceux dont le monde moderne
n'a pas grugé l'imaginaire.
Version française : -
Scénario : Terry Gilliam, Tony Grisoni, Mitch Cullin (roman)
Distribution : Jodelle Ferland, Aldon Anderson, Jeff Bridges,
Brendan Fletcher
Durée : 122 minutes
Origine : Canada, Royaume-Uni
Publiée le : 22 Octobre 2005
|