THE THIN RED LINE (1998)
Terrence Malick
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Entre l'immersion et la réflexion, le cinéma a fréquemment
choisi la première voie pour aborder le thème de la guerre.
Faire « vivre » au spectateur l'horreur de la guerre à
la première personne, tel fût l'objectif que se donnèrent
plusieurs productions à grand déploiement reproduisant
à grand renfort de pyrotechnie et de figurants mutilés
les conflits militaires majeurs du vingtième siècle. L'année
1998 fût charnière à cet égard, la sortie
de Saving Private Ryan marquant une nouvelle étape dans
l'art technique de la reconstitution guerrière. Mais malgré
ses avancées notables sur le plan de la forme, le manichéen
film de Spielberg répliquait au niveau idéologique les
contenus habituels du genre: patriotisme, fraternité et sacrifice
y rimaient avec un héroïsme célébré
sans arrière-pensée philosophique sérieuse. Quelques
mois plus tard, après un silence de deux décennies, le
réalisateur de Days of Heaven Terrence Malick choisissait
le chemin opposé en signant avec The Thin Red Line une
oeuvre contemplative où la guerre était dépouillée
de toute gloire pour révéler un enfer peuplé d'âmes
damnées, condamnées à souffrir et à mourir.
Délaissant les marques historiques claires, quittant le régime
de l'anecdotique au profit d'une vision plus universelle de son sujet,
le troisième long-métrage du cinéaste américain
redéfinit les possibilités d'un genre strictement réglementé
en en rejetant presque systématiquement toutes les conventions.
Débutant loin de tout conflit armé, dans une petite communauté
aborigène où ont trouvé refuge deux déserteurs,
le film marque d'emblée cette distanciation par rapport aux modèles
classiques par des choix esthétiques évidents. L'onirisme
fluide du montage et la richesse hallucinante d'une direction photo
amplifiant la splendeur saisissante d'une faune paradisiaque assument
d'emblée la subjectivité du soldat Witt (Jim Caviezel).
Son arrestation subséquente, substituant à cette vision
enchanteresse la froide sévérité d'une cale de
navire, révèle une opposition nette entre la liberté
et la captivité qui servira de fil conducteur à la construction
intellectuelle du film. Les détails stratégiques de l'opération
militaire servant de prétexte au film sont rapidement esquissés
lors d'un échange entre le lieutenant-colonel Tall (Nick Nolte)
et le brigadier-général Quintard incarné par John
Travolta, premier d'une série d'acteurs de renom s'estompant
rapidement au profit de la vaste fresque humaine que cherche à
créer Malick. Plus tard, les scènes de combat subiront
à leur tour le même sort, délaissées au profit
de moments généralement retranchés par les films
du genre tels que la cohabitation temporaire avec l'ennemi vaincu ainsi
qu'à une multitude de « temps morts » où les
soldats contemplent l'environnement les surplombant.
Somme toute plus proche de la vision du cinéma défendue
par Tarkovski que du film de guerre classique, The Thin Red Line
s'inscrit dans la tradition marginale du cinéma comme espace
de réflexion spirituelle - presque comme moyen d'expression d'une
forme nouvelle de spiritualité. Tout, dans le film de Malick,
établit les préceptes d'une philosophie personnelle par
l'entremise de procédés purement cinématographiques,
et ce, même si l'ensemble peut sembler de prime abord quelque
peu bavard. La voix humaine, ici, révèle l'essence même
de l'homme. Le cinéaste américain, fasciné par
le philosophe allemand Martin Heidegger qui avait fait l'objet de sa
thèse de doctorat inachevée, semble avoir retenu de celui-ci
l'idée que « l'être humain a dans la parole le site
le plus propre de sa manière d'être le là »
(Acheminement vers la parole, p. 143); ses personnages existent
par leurs monologues intérieurs, comme si cette vie intime était
le dernier refuge de leur humanité mise en danger par la sauvagerie
de la guerre. L'esthétique riche de la voix off, dans The
Thin Red Line, échappe aux traditionnels écueils
littéraires d'un tel procédé. La parole y est physique,
la multiplication des voix étant orchestrée en une complexe
dissonance qui affirme en même temps que l'existence d'une infinité
de subjectivités l'impossibilité d'une réelle communion
entre elles. À la vaillante confrérie des héros
de guerre, Malick oppose la solitude des soldats face à la cruauté
du conflit ainsi qu'à l'indifférence de la nature.
Cette nature, affirmation passive d'un monde dépassant celui
des hommes, demeure l'une des principales fascinations de Malick, et
ce, depuis son tout premier film Badlands où déjà
il la filmait avec une révérence marquée. Son objectif
en embrasse la beauté et la majesté, mais aussi la violence
et la force terrifiante, avec une sensibilité rarement égalée
au cinéma. Plus qu'un simple arrière-plan, elle s'affirme
en tant que protagoniste à part entière du film, se glissant
à la limite en interlocutrice dans la dynamique filmique fondamentale
du champ/contrechamp: elle est ainsi contemplée, interrogée,
mais ne réserve en guise de réponse à ces questionnements
qu'un inquiétant mutisme. Paradoxalement, la nature symbolise
cette liberté que la guerre vole à l'homme et que revendiquent
les héros anarchiques de Malick depuis le furieux Kit qu'incarnait
Martin Sheen dans Badlands. Fidèle héritier de
cette lignée d'insoumis illuminés, Witt est un rêveur
au murmure posé à mille lieux de ces guerriers sans peur
et sans reproche, persuadés de la légitimité de
leur cause, ayant marqué la mythologie militaire du grand écran
avant la crise de représentation engendrée par les débordements
du Vietnam. Sur ce point encore, les conventions sont non seulement
détournées mais complètement abandonnées
- la seule subversion en laquelle semble croire Malick étant
celle, radicale, de l'adoption d'un tout autre système de pensée.
Il serait erroné, toutefois, de voir en Malick le représentant
d'un cinéma essentiellement cérébral - tout comme
il serait faux de réduire le discours de The Thin Red Line
à sa dimension anti-militariste, aussi claire soit-elle. Tarkovski
affirmait que «la mise en scène du cinéma doit nous
bouleverser par sa véracité, sa beauté, sa profondeur,
et non pas simplement véhiculer un sens » (Le temps
scellé, p. 32); et Malick, vraisemblablement en accord avec
cette conception de l'art, aspire à ce que son oeuvre communique
l'expérience irrationnelle du sublime par des moyens d'abord
sensibles. S'affirme par cette démarche une vision mystique du
monde, dont le principal vecteur tout au long du film est le personnage
de Witt, qui sera confronté au cours de quelques échanges
brillants à l'humanisme teinté de cynisme du sergent Welsh
(Sean Penn). Si la mise en scène, par sa manière de placer
l'homme infime dans l'univers infini, semble donner raison à
la conception très spirituelle du monde défendue par Witt,
la conclusion matérielle des événements confirme
dans une certaine mesure les appréhensions plus réalistes
de Welsh. La guerre met à mort l'idéalisme, les victoires
militaires s'enchaînent mais la condition guerrière ne
change pas: les soldats attendent la mort et subissent les ordres, au
gré d'un cycle absurde qui refuse la clôture. La folie
de l'homme, loin d'être une « nature humaine », semble
contraire à sa nature réelle et à l'ordre de l'univers.
L'horreur de la guerre, par conséquent, n'est pas ici un phénomène
simplement physique comme elle a pu l'être de par le passé
dans l'Histoire du cinéma. C'est une contamination de l'âme
humaine elle-même, âme qui prend forme dans le film grâce
à la persistance de la voix off qui détache la pensée
du corps. À cet égard, ses plus proches parents sont Apocalypse
Now et Full Metal Jacket, deux films où la mentalité
guerrière vient à bout de l'humanité de ses victimes
selon la trajectoire classique de la descente aux enfers. Mais The
Thin Red Line est un film sensiblement plus optimiste, où
certains refusent de céder à la pression de cette logique.
La vie intérieure y devient alors un abri face au chaos externe,
qui exige de l'homme qu'il se transforme en bête sauvage. En ce
sens, le film est un triomphe incontestable. Non content d'offrir une
critique cinglante de « l'héroïsme », notamment
par son traitement parfois expéditifs de « vedettes »
reléguées à des rôles secondaires et tertiaires,
et d'ébranler d'une salve décisive l'édifice culturel
de la mythologie militaire, Malick y célèbre la résilience
de l'esprit humain tout en en relativisant l'importance face à
l'imposant déploiement du cosmos. La guerre n'est plus que le
théâtre d'un questionnement autrement plus grand sur la
nature même de l'existence; et la problématique de sa représentation
cinématographique est dépassée, pour faire place
à une réflexion plus profonde encore sur le sujet. Film
à la hauteur de ses ambitions démesurées, The
Thin Red Line ne réinvente pas le film de guerre. Il l'éclipse.
Version française :
La Mince ligne rouge
Scénario :
Terrence Malick, James Jones
Distribution :
Kirk Acevedo, Sean Penn, Adrien Brody, James Caviezel
Durée :
170 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
24 Août 2009