THERE WILL BE BLOOD (2007)
Paul Thomas Anderson
Par Jean-François Vandeuren
Paul Thomas Anderson est demeuré plutôt tranquille après
la sortie du nettement moins ambitieux, mais tout aussi stimulant, Punch-Drunk
Love de 2002. Ayant travaillé pendant un temps sur un projet
qu’il n’arriva tout simplement pas à faire décoller,
le destin voulut qu’une copie du Oil! d’Upton Sinclair
se retrouve un jour entre les mains du réalisateur et que ce
dernier suive alors l’exemple de Tod Williams et de son The
Door in the Floor en n’adaptant qu’une partie dudit
roman. Si ce retour de près de cent ans en arrière nous
présente un cinéaste plus engagé cherchant visiblement
à porter un regard extrêmement critique sur les méthodes
souvent peu reluisantes employées par les hommes de pouvoir pour
tirer les ficelles d’une société, Anderson poursuit
également ce qu’il avait entrepris auparavant sur le plan
narratif en articulant complètement son sujet autour du dévoilement
psychologique de ses principaux personnages. Revisitant le bon vieux
mythe du self-made man, There Will Be Blood suit l’ascension
de Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) et de son entreprise de forage
sur une période d’un peu plus de trente ans. Après
avoir acquis certains renseignements qui le guideront vers une région
particulièrement riche en or noir, l’homme d’affaire
rachètera toutes les terres de ce coin isolé de la Californie
en promettant à ses habitants d’y bâtir une communauté
viable et prospère. Malgré les prises de bec avec le prêtre
de l’église locale (Paul Dano), la soudaine surdité
de son fils adoptif, les mensonges, les trahisons, et même les
meurtres. Daniel édifiera un empire économique dont la
croissance ne semblera jamais vouloir ralentir. Mais tout ce qui monte
doit forcément redescendre un jour ou l’autre, non?
There Will Be Blood n’est pas une histoire de morale.
Le véritable antagoniste du présent effort ne sera jamais
puni d’une quelconque façon pour ses actes et ne laissera
paraître aucun désir de rédemption suite à
une soudaine prise de conscience de tout le mal qu’il a pu causer
au cours de sa vie, bien au contraire. Il s’agit plutôt
d’une démonstration foudroyante de l’emprise que
peuvent avoir l’argent et la quête de pouvoir sur l’âme
humaine dans un domaine où les parts d’un marché
sont rarement partagés par ceux étant en mesure de toutes
se les approprier. Les deux factions s’affrontant dans ce cas-ci
n’auraient évidemment pu être mieux choisies étant
donné leur impact constant sur le cours des choses aux États-Unis,
et donc dans le reste du monde. Mais ce qui intéresse plus spécifiquement
Anderson ici est l’échec (ou la réussite, dépendamment
du point de vue adopté) de ces partis à la parole facile
que ce dernier décortique à l’écran d’une
manière somme toute assez minimaliste, mais néanmoins
percutante. Le cinéaste se tient ainsi à des miles d’une
formule classique au dénouement forcé souvent associée
à ce genre de prémisse en faisant de cette relecture du
passé une profonde réflexion sur un présent dans
lequel les choses n’ont pas tellement changées ; où
les valeurs si ardemment défendues en théorie par nos
voisins du Sud telles la foi, la compassion, la justice et la famille
ne sont souvent pas l’ombre d’elles-mêmes en pratique.
Ce portrait déjà peu flatteur se révélera
d’autant plus déstabilisant vue la façon dont Anderson
imprégnera le coeur de son oeuvre de l’état d’esprit
froid et cynique de ce travailleur acharné dépourvu de
toute éthique et n’ayant comme seule ambition, voire obsession,
que de prendre la place d’une icône sacrée qu’il
n’hésitera pas à trainer dans la boue.
Les choses ne seront guères plus reluisantes de l’autre
côté de la médaille alors que les convictions du
premier contestataire des pratiques douteuses de Daniel Plainview, un
jeune prêtre du nom d’Eli Sunday, se révéleront
bien minces lorsqu’il sera subitement question d’argent.
Une guerre de nerfs qui sera vigoureusement menée d’un
côté comme de l’autre par Paul Dano (Little Miss
Sunshine), personnifiant avec tact un homme religieux dissimulant
un tempérament bouillant sous ses airs angéliques, et
bien sûr Daniel Day-Lewis, dont chaque performance, aussi rares
soient-elles, se veut toujours un événement en soi. Livrant
chaque ligne de dialogue avec une précision et une force de frappe
hallucinantes, l’acteur d’origine britannique offre une
prestation tout aussi magistrale, sinon plus, que celle qu’il
avait livrée dans le Gangs of New York de Martin Scorsese,
faisant de Daniel Plainview un personnage pour le moins atypique qui
restera assurément gravé dans la mémoire de bien
des cinéphiles. Directeur d’acteurs exceptionnel, Paul
Thomas Anderson illustre également la prémisse des plus
complexes de son film avec une rigueur esthétique implacable.
Si la mise en scène subtile, mais diablement expressive, de ce
dernier ne s’avère jamais surchargée, elle témoigne
néanmoins d’un travail particulièrement réfléchi
au niveau du son et de l’image en plus de soutenir une progression
narrative réglée au quart de tour, laquelle se révèle
toutefois beaucoup plus pesante que celle de la course effrénée
de Magnolia ou des élans plus voluptueux de Punch-Drunk
Love. Le cinéaste américain utilisera à tout
aussi bon escient les compositions à la fois classiques et chaotiques
de l’excellente trame sonore de Jonny Greenwood pour mettre la
touche finale à ce spectacle audacieux, et surtout d’une
redoutable intelligence.
La volonté du réalisateur d’illustrer une réalité
impitoyable en ne passant jamais par la fiction pour générer
ne serait-ce qu’un minimum d’optimisme, jumelée à
la mise en scène colossale de ce dernier et à la performance
inoubliable de Daniel Day-Lewis, ne fait évidemment qu’ajouter
à la force d’impact déjà considérable
de cet événement cinématographique d’une
rare intensité dramatique. Le cinéaste prouve ainsi qu’il
a définitivement plus d’un tour dans son sac, et surtout
le talent nécessaire pour les réaliser. Artiste mature
possédant une compréhension aiguisée des mécanismes
du septième art, Anderson a cette facilité à adapter
sa signature à n’importe quel genre ou mise en situation
qui n’est pas sans rappeler celle ayant marqué l’oeuvre
d’un certain Stanley Kubrick. Il ne serait d’ailleurs pas
étonnant de voir le réalisateur suivre un parcours similaire,
car malgré son jeune âge, Paul Thomas Anderson s’affirme
déjà comme l’un des cinéastes les plus accomplis
de sa génération. Celui qui, à 29 ans, possédait
déjà les acquis nécessaires pour orchestrer un
morceau de cinéma aussi prodigieux que Magnolia récidive
aujourd’hui avec son effort le plus ambitieux, de même que
le plus accompli, à ce jour. Portrait sidérant d’une
Amérique insidieuse cherchant beaucoup plus à protéger
ses avoirs qu’à promouvoir le soi-disant système
de valeurs dont elle se réclame, There Will Be Blood
prendra fin au terme d’une séquence d’une puissance
inouïe, et plus particulièrement d’une réplique
bien singulière, mais extraordinairement ambiguë, qu’Anderson
utilisera pour souligner l’accomplissement des tous derniers objectifs
de son protagoniste. La victoire de Daniel Plainview est totale.
Version française :
Il y aura du sang
Scénario :
Paul Thomas Anderson, Upton Sinclair (roman)
Distribution :
Daniel Day-Lewis, Paul Dano, Ciaran Hinds, Kevin
J. O'Connor
Durée :
158 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
31 Janvier 2008