LA TERRE DE LA FOLIE (2009)
Luc Moullet
Par Alexandre Fontaine Rousseau
De tous les « jeunes turcs » formés à l'école
des Cahiers du cinéma, Luc Moullet est possiblement le plus méconnu;
c'est à peine si les gens se souviennent qu'il a tourné
en 1971 l'un des rares westerns français, Une Aventure de
Billy le Kid, mettant en vedette Jean-Pierre Léaud…
ou tout bonnement que le bonhomme a réalisé depuis 1960
une quarantaine de métrages de toutes les longueurs possibles.
Mais Moullet est un marginal de profession, le genre d'excentrique que
les livres d'histoire relèguent au rang d'éternelle note
de bas de page. C'est un peu cette attitude « d'envers et contre
tous » qui le rend attachant, ce fait qu'en près de cinquante
ans de carrière aucune étiquette ne lui ait vraiment collé
à la peau outre celles qu'on utilise en dernier recours face
à l'inclassable: singulier, étrange, voire un peu dérangé
sur les bords. Cette image publique de fou du village, de dingo de service
de la Nouvelle Vague, Moullet plutôt que de s'en indigner semble
l'avoir en quelque sorte adoptée à son avantage. D'où
cette Terre de la folie, sorte de film à thèse
gentiment déluré et hautement personnel où le vieux
singe affirme que c'est une sorte de pentagone des Bermudes en plein
coeur de l'Hexagone qui lui a inculqué ce sens de la grimace.
On pense au Guy Maddin de My Winnipeg, où le cinéaste
canadien explorait le passé enterré de sa ville natale
dans le but de se définir personnellement; mais La Terre
de la folie pourrait tout aussi bien se lire comme une réaction
ironique aux pittoresques Profils paysans du documentariste
Raymond Depardon.
Ainsi, la campagne française plutôt que le symbole vacillant
d'un noble mode de vie anachronique devient sous l'effet de la caméra
insolente de Moullet un terreau fertile aux crimes les plus odieux -
une usine à produire des aliénés qui sont tout
juste bons à tuer leur voisin sur un coup de tête. Déballant
les uns à la suite des autres des faits divers glanés
dans les dépotoirs de l'Histoire locale, le réalisateur
offre en contraste aux verdoyantes collines lui servant de décor
un véritable folklore de la folie meurtrière. Présentant
sa récolte d'anecdotes sous la forme d'un exposé systématique,
notre irrévérencieux guide confère parfois des
allures de recherche scientifique méthodique à cette archéologie
d'amateur parfaitement subjective; mais le ton de son film moque explicitement
cette prétention, Moullet se donnant volontiers le rôle
de commère de fond du rang débitant ses sordides ragots
à quiconque voudra bien l'écouter. En s'intégrant
physiquement aux paysages qu'il filme, le cinéaste dont la figure
atypique hante le cadre se fait solidaire de cette sombre tradition
qu'il dépeint. Cette terre de la folie, c'est d'abord celle de
sa famille; et par ce retour à ses racines, Moullet s'explique
un peu à lui-même et au spectateur en s'inventant une mythologie
personnelle quelque part entre l'extrapolation fantaisiste, l'enquête
généalogique et l'acte d'auto-dérision.
Ce coin reculé des Alpes du Sud, Moullet l'utilise pour s'attaquer
à une certaine vision naïve qu'entretiennent ses contemporains
de la vieille France « pure » d'autrefois. Son film élégamment
photographié cache derrière ses allures trompeuses de
belle carte postale aux couleurs chatoyantes une cynique manifestation
anti-pittoresque et anti-nostalgique. Ainsi La Terre de la folie,
s'il évoque par sa forme les derniers documentaires d'Agnès
Varda, s'avère sur le fond beaucoup moins gentil que ceux-ci
- parce que Moullet, bien qu'il soit tout à fait sympathique,
ne correspond pas à l'archétype du vieillard sage et bienveillant,
qu'il assume pleinement son côté vieux grincheux et l'élève
non sans fierté au rang de force de caractère. Mais il
n'y a pas de mépris dans son regard, bien au contraire. C'est
parce qu'il se perçoit comme étant un peu timbré
lui-même qu'il peut se plonger dans cet univers sans aucune condescendance;
et parce qu'il se croit frappé de cette folie ordinaire qu'il
catalogue, parce qu'il met à jour la banalité de ces histoires
extraordinaires, le cinéaste en dévoile au-delà
de l'horreur la triste tragédie. Preuve que plus d'un chemin
mène à la compassion, qu'un humour grinçant est
parfois une forme détourné de respect, son film trouve
le moyen d'aborder une altérité à la limite de
l'abominable par des moyens pour le moins inusités.
Film assez drôle qui aborde avec une étonnante désinvolture
un sujet somme toute terriblement lourd, La Terre de la folie
souffre, certes, de quelques répétitions, sa structure
narrative dérivant par moments du côté de l'énumération
légèrement simpliste. Les histoires s'y suivent, se ressemblent
et en viennent à se confondre les unes dans les autres. Heureusement,
le personnage de Moullet conserve quant à lui notre intérêt,
sorte de figure comique pince-sans-rire indéniablement attachante
même si c'est presque contre son gré. Le cinéaste,
en se donnant la vedette, impose un ton unique à son documentaire.
Au fond, il constitue la plus grande force de son film: sa présence
impose à l'ensemble un sens inné du décalage, un
individualisme féroce et assumé, une personnalité
nette et distincte. À tort ou à raison, chacun cherche
à même ses origines la justification de ce qu'il est devenu.
Luc Moullet est bien conscient qu'au fond les hommes par ce moyen cherchent
à se faire pardonner leurs failles, qu'ils se construisent une
nature humaine pour ne pas avoir à changer eux-mêmes; et
il n'a pas l'intention de s'en priver, puisqu'il a l'intention de s'endurer
jusqu'à la fin de ses jours quitte pour ce faire à s'inventer
des théories complètement farfelues. Authentique original,
l'auteur des Contrebandières a depuis longtemps décidé
de se faire son cinéma pour lui-même sans trop se soucier
de ce que les autres pouvaient en penser.
Version française : -
Scénario :
Luc Moullet
Distribution :
Luc Moullet, Antonietta Pizzorno, Jacques Zimmer
Durée :
85 minutes
Origine :
France
Publiée le :
12 Octobre 2009