TANK GIRL (1995)
Rachel Talalay
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le système des grands studios est une formidable machine à
niveler les excentricités, un rouleau-compresseur hautement perfectionné
écrasant sur son passage toute trace d'originalité. Pour
cette raison, le « cas » Tank Girl a de quoi intriguer:
flop légendaire, sorte de Howard the Duck de sa décennie,
cette tapageuse adaptation cinématographique de la fulgurante
bande dessinée de Jamie Hewlett et Alan Martin s'affiche avec
le recul en tant qu'anomalie à la fois jouissive et aberrante
s'étant glissée au sein d'une production commerciale normative
et tempérée où la morosité fait la loi.
Ne nous leurrons pas. L'OVNI signé Rachel Talalay n'est rien
de plus qu'une tentative fumeuse de capitaliser sur l'explosion alternative
des années 90, ce que ne cesse de souligner une trame sonore
pimentée de succès de Björk et de Portishead; son
esthétique rappelle fréquemment celle du vidéoclip,
et son scénario anémique ne tient qu'à quelques
conventions narratives mille fois remâchées. Mais, malgré
ses multiples défauts, ce Barbarella servi à
la sauce post-grunge s'écoute encore aujourd'hui avec un plaisir
certain quoiqu'indéniablement coupable. Tank Girl rate
la cible avec un tel enthousiasme qu'il en est sympathique, et l'étrange
déguisement d'aspirant blockbuster dont il est affublé
ne voile pas complètement ses aspérités plus délirantes.
Dissipant d'emblée toute notion de sérieux, le film débute
sur un monologue coloré résumant en deux temps trois mouvements
la situation: une comète ayant frappé la Terre, l'équilibre
atmosphérique a été complètement chamboulé.
Il ne pleut plus depuis des années, et l'eau est devenue une
denrée rare et précieuse que contrôle l'empire Water
& Power - dirigé comme de raison par un mégalomane
cruel et vaguement cinglé (Malcolm McDowell). Notre héroïne
(Lori Petty), sorte de Debbie Harry sur le crack, habite pour sa part
une commune qui résiste à ce monopole en subtilisant le
précieux fluide pour subvenir à ses besoins. Mais l'intervention
surprise d'une force d'attaque de la Water & Power met fin à
leur petite utopie et Tank Girl, après avoir assisté au
massacre de ses camarades, est ramenée de force au quartier général
de la belliqueuse entreprise privée. C'est là qu'elle
rencontre Jet Girl (Naomi Watts), timide mécanicienne qu'elle
décoince un peu et avec laquelle elle se sauve; les deux fugitives
atterriront finalement entre les pattes mutantes d'une bande de kangourous
hippies dont le chef se prend pour la réincarnation de Jack Kerouac.
Avec leur aide, elles organiseront un assaut final contre la méchante
Water & Power.
Ce synopsis, franchement banal, ne met pas explicitement en valeur l'esprit
franchement déjanté de cette extravagante production.
L'ambitieux Tank Girl n'exploite ce bête scénario
usiné que pour mettre en valeur ses multiples excentricités
formelles et stylistiques, somme toute dignes de l'anarchique comic
book dont il s'inspire. En réalité, la chose file à
une telle vitesse d'une scène à l'autre que l'histoire
ne peut qu'y être reléguée au second plan - artifice
au sein d'un film où l'image triomphe sur tout. Hyperactif, le
montage prend la forme d'un collage où des cases dessinées
- et quelques segments animés - servent d'ellipses, de métaphores
ou simplement d'interjections humoristiques balancées sans arrière-pensée.
Le duel final est ainsi découpé à la manière
d'un combat dans le Batman télévisé des
années soixante, des intertitres truffés d'onomatopées
venant appuyer chaque coup porté. Derrière ses allures
de science-fiction post-apocalyptique à la Mad Max,
le film de Talalay n'est qu'une grosse bande dessinée un peu
débile assumant parfaitement son caractère juvénile
et délinquant.
Épuisant et idiot, Tank Girl insiste pour se surpasser
constamment: il n'est donc pas surprenant qu'un segment de comédie
musicale éclate à l'improviste, Lori Petty y beuglant
pour l'occasion le Let's Do It de Cole Porter à la manière
de Johnny Rotten. Le film repose en bonne partie sur les épaules
de sa charismatique actrice, tour à tour hilarante et irritante
dans un rôle qu'elle habite avec une énergie débordante.
Livrant ses répliques simplistes avec panache, elle s'avère
à l'image du film dans son ensemble à la fois vulgaire
et ludique; Naomi Watts, plus réservée, offre un charmant
contrepoint à sa compagne et McDowell est divertissant à
souhait en caricature outrancière. Les Rippers, pour leur part,
semblent avoir été empruntés à la distribution
de Teenage Mutant Ninja Turtles - ce qui implique qu'ils sont
vaguement énervants mais somme toute attachants. Mais Tank
Girl est un tel bordel que les nombreuses maladresses y semblent
étrangement appropriées; rien ne jure lorsque tout est
si criard, et même les pires scènes cadrent avec l'atmosphère
hystérique.
Bref, bien qu'il ne s'agisse en rien d'un « bon » film,
Tank Girl se distingue parce qu'il n'est en rien ennuyant;
à l'instar de sa marginalité qui n'est qu'apparence, son
conformisme est un leurre ayant dupé les producteurs particulièrement
ahuris qui ont investi leur argent dans cette monumentale erreur de
calcul. Par son féminisme contradictoire de défilé
de mode, son attitude punk de centre d'achat et son rythme de bande
annonce, le film de Talalay offre une dose concentrée de la culture
populaire de son époque. Fantaisie bien de son temps, moins morne
que la moyenne, ce détritus mercantile dégénéré
qui ne mérite pas d'être comparé à Barb
Wire ou Judge Dredd a toutes les qualités d'une
bonne poutine: le mélange vaguement incohérent semble
être le fruit d'un accident, mais satisfait certains appétits
primitifs par la rafale de calories vides qu'il procure. On pourra accuser
Tank Girl de maintes choses, à juste titre. Mais la
normalité n'est pas l'un de ses défauts.
Version française : Tank Girl
Scénario : Tedi Sarafian, Alan Martin, Jamie Hewlett (bande
dessinée)
Distribution : Lori Petty, Ice-T, Naomi Watts, Malcolm McDowell
Durée : 104 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 20 Mai 2008
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