TALK TO HER (2002)
Pedro Almodóvar
Par Nicolas Krief
La pièce de William Shakespeare Romeo and Juliet a été
adaptée des milliers de fois, autant au cinéma qu’au
théâtre. Certain, comme Baz Luhrmann, ont brillamment transposé
cette œuvre dans le monde moderne. D’autres, comme Yves Desgagnés,
ont massacré jusqu’aux moindres répliques ce chef
d’œuvre anglais. C’est une histoire universelle qui
peut être interprétée de plusieurs manières
différentes. Le cinéaste espagnol Pedro Almodovar, quant
à lui, a transformé cette histoire afin qu’elle
colle à sa vision peu orthodoxe de la vie. Avec Parle avec
elle, Almodovar signe l’œuvre la plus réussie
de sa carrière; tous ses tics de réalisateur et toutes
ses habiletés de scénariste y sont à leur plus
haut niveau, et l’auteur atteint par conséquent la quintessence
de son art. Il y combine une magnifique esthétique très
colorée, qui se veut en même temps sa principale signature,
à un scénario impeccable où son regard tordu sur
l’amour et sa qualité de conteur atteignent leur apogée.
Hable con Ella, c’est avant tout l’histoire d’un
amour interdit. En racontant d’abord l’histoire d’une
torera tombée dans le coma lors d’un combat contre un toro,
Almodovar nous amène, avec le mari de cette dernière,
à rencontrer Benigno, un garde-malade qui s’occupe d’une
jeune fille dans le coma prénommée Alicia. Le récit
se concentre ensuite, avec une grande poésie visuelle, sur l’histoire
de cet amour impossible qu’éprouve Benigno pour Alicia.
Si celui-ci peut sembler de prime abord simple d’esprit, il s’avère
plutôt incompris; son esprit singulier n’est pas à
la portée du premier venu et sa vision des choses ne fait pas
l’unanimité, mais Benigno s'avère au fond un être
fort intéressant. Rejeté par les gens qui le côtoient,
il va se confier à Alicia comme à un proche, convaincu
qu’elle l’écoute avec beaucoup d’attention.
Si convaincu, en fait, qu’on y croit autant que lui. La scène
où Benigno fait un enfant à Alicia est orchestrée
avec brio par le cinéaste; il rend du même coup hommage,
à sa façon, au cinéma muet. Le cinéaste
raconte avec grande maturité les événements particuliers
qui suivent le dit viol, sur lesquels il est très difficile de
prendre position.
Visuellement, Parle avec elle est très réussi:
les plans sont simple, beaux, efficaces. Parmi ses trois derniers films
(Parle avec elle, La mauvaise éducation et
Volver) c’est celui-ci dont la photographie est la plus
sobre; celle-ci est tout de même très « almodovienne
», quoiqu'elle comporte un peu moins de ces couleurs éclatantes
du genre à brûler l’iris. Une direction photo qui
complète à merveille le scénario le plus fin et
le plus intelligent que le réalisateur espagnol ait écrit
à ce jour. Il joue avec la morale, laissant le protagoniste fautif
s’en sortir avec dignité. Il ne lui pardonne pas son geste,
mais lui offre un échappatoire par sympathie pour sa douleur.
Il permet à Benigno de s'en tirer avec un dénouement tragique
mais honorable, faisant preuve de compassion à l'égard
de ce personnage marginal. Javier Camara, ici fort bien dirigé,
livre une inoubliable performance: il incarne avec justesse et retenue
un personnage complexe que peu d’acteurs auraient pu jouer.
Depuis 2000, les grands films se font rares. Parle avec elle
marquera en quelques sortes cette décennie, car c'est un solide
film d’auteur à saveur néanmoins très pop.
Toutefois, c'est surtout dans la filmographie de son auteur que le film
marque un progrès notable; les premières oeuvres d'Almodovar
manquaient parfois de maturité, et semblaient même bâclées
si on les compare à ses plus récents films. Parle
avec elle annonce donc un renouvellement de son cinéma,
qui semble maintenant se diriger vers l'hommage et la référence.
Tandis que ce film revisite Roméo et Juliette, ses films
subséquents rendront hommage au film noir ainsi qu'au cinéma
italien des années 50. Il ne témoigne ni d'une quelconque
réalité sociale, ni d'un contexte politique: c’est
simplement une belle histoire d’amour racontée par un auteur
au sommet de son art.
Avec raison, Parle avec elle est le seul film que certains
détracteurs de Pedro Almodovar apprécient au sein de son
œuvre. Les films de l’auteur ont tendance à aller
chercher un public en majeure partie féminin; les intellectuels
du cinéma mâles, plus difficilement touchés par
ceux-ci, devront cependant admettre que le réalisateur espagnol
signe ici son meilleur opus de même qu'une œuvre marquante
des années 2000. Parle avec elle fût primé
aux Oscars pour son scénario, et la performance de Camara soulignée
dans plusieurs concours et festivals. Mais le reste de la filmographie
d’Almodovar est aussi à découvrir: La mauvaise
éducation, œuvre autobiographique, se double d’un
clin d’œil au film noir tandis que Tout sur ma mère
et Volver sont de vibrants hommages aux femmes et à
leur force, pour lesquelles il a une grande admiration. Sans contredit,
Pedro Almodovar s’inscrit, particulièrement avec Hable
con Ella, parmi les cinéastes importants du nouveau siècle.
Version française :
Parle avec elle
Version original :
Hable con ella
Scénario :
Pedro Almodóvar
Distribution :
Javier Camara, Dario Grandinetti, Leonor Watling,
Rosario Flores
Durée :
112 minutes
Origine :
Espagne
Publiée le :
25 Août 2007