TALES FROM THE GOLDEN AGE (2009)
Hanno Höfer
Razvan Marculescu
Cristian Mungiu
Constantin Popescu
Ioana Uricaru
Par Louis Filiatrault
La tentation de parler d'un « nouveau cinéma roumain »
se fait sentir fortement depuis quelques années, les récentes
productions du pays s'étant méritées cinq prix
(dont une Palme d'or) en trois festivals de Cannes. Déjà,
l'année dernière, la revue québécoise Ciné-Bulles
faisait le tour des croisements entre ces oeuvres et des signes révélateurs
d'une vitalité renouvelée de manière pertinente,
mais encore insatisfaisante. Car c'est une chose d'anticiper la montée
d'un mouvement artistique, et c'en est une autre d'assister au moment
définitif de sa cristallisation ; moment qui, avec un objet naïvement
intitulé Contes de l'âge d'or, est désormais
accompli dans le cas qui nous concerne.
Authentique événement cinématographique instigué
par Cristian Mungiu, ce film à épisodes s'avère
du plus grand intérêt en ce qui a trait à son approche
de la question nationale, ainsi que de la réalisation collective
en tant que telle. Car si le projet du film, consistant à mettre
en images diverses « légendes urbaines » circulant
depuis le règne de Nicolas Ceausescu, aurait pu donner lieu à
des manifestations de style diverses et forcément individualisées,
c'est plutôt l'homogénéité de l'ensemble
qui frappe, de même que l'humilité quasi-anonyme de son
écriture. En somme, c'est tout l'esprit d'une manière
précise de penser le monde et le cinéma que donne à
voir ce film-somme d'une richesse passionnante.
De prime abord (et non sans surprise), ce n'est pas aux quelques anthologies
thématisées jalonnant l'histoire du cinéma que
font songer ces Contes, mais bien à la truculence de Pulp
Fiction. Sans partager la voyance et la gratuité de l'opus
de Tarantino, c'est un égal bonheur de raconter qui traverse
les cinq segments de ce voyage au coeur d'une histoire moins lointaine
que l'on pourrait le croire, de son ouverture grisante à sa conclusion
plus pensive ; un bonheur qui se reflète dans le plaisir évident
que prennent les comédiens à se prêter au jeu de
la fabulation. Acteurs-nés, pourrait-on être tenté
de dire, ces Roumains rendus iconiques se montrent avant tout crédibles
et chaleureux, et affichent une modestie qui reflète sur la totalité
de l'oeuvre.
En effet, c'est l'extraordinaire équilibre entre le travail des
interprètes et le dispositif de mise en scène qui, depuis
12:08 à l'est de Bucarest, ressort comme étant
la principale caractéristique de la « manière roumaine
». Aéré, incluant le plus souvent plus d'un personnage
à la fois, le cadre s'y présente comme un espace relativement
libre plutôt qu'une découpe contraignante, la caméra
s'adaptant au mouvement des scènes autant qu'elle en fixe les
paramètres lâches. On se surprend de découvrir que
l'ensemble du présent film comporte en fait trois directeurs
photo, tant la plastique y est cohérente, les distances et la
lumière similairement dosées... En revanche, que la signature
des histoires ne soit pas attribuée à l'un ou l'autre
des cinq réalisateurs va tout à fait dans le sens du projet,
ces derniers subordonnant l'expression personnelle à l'évacuation
d'un malaise encore bien vif, et surtout curieusement absurde.
Au niveau de ce qu'ils relatent, les Contes de l'âge d'or agissent
précisément comme une extrapolation des pistes suggérées
deux ans plus tôt par 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Catharsis nationale
dure et nécessaire, ce dernier film demeurait limité par
le cadre de son anecdote particulière ; cadre que le présent
film fait bien sûr éclater, mais qu'il enrichit également
d'une dimension ludique tout à fait enlevante. À cet égard,
le premier conte donne le ton à merveille: récit d'une
grande mascarade orchestrée par un petit village en vue d'une
visite officielle, le cirque protocolaire s'y transforme en immense
farce culminant sur des images proprement hystériques. Difficile
aussi de rester indifférent au suspense comique démentiel
précédant, au troisième segment, l'épilation
d'un porc avec les moyens du bord, en vue de sa consommation domestique.
Mais sous leur surface exubérante, les fables ne manquent pas
de laisser deviner un traumatisme profond. En effet, l'indubitable drôlerie
des situations ne suffit à camoufler l'extrême oppression
inhérente au quotidien socialiste roumain des années 80.
Lorsque ce n'est pas l'évidente insuffisance matérielle
qui régit les situations, c'est encore une fois la peur des dénonciations,
ou tout simplement l'orgueil qu'aucune crise ne saurait neutraliser.
Même la légende la moins mémorable du lot, concernant
une retouche photographique aux implications politiques délirantes,
éclaire à merveille la rectitude hiérarchique et
l'intransigeance de la machine propagandiste en place. L'effet ultime
de cette atmosphère calamiteuse, ajoutée au naturel pataud
des interprètes, est d'attribuer à l'humour du film cet
air de survivance que l'on associe non pas seulement au cinéma
est-européen, mais à toute forme d'impuissance politique
sachant tirer profit de sa vitalité créatrice. Elle prépare
également le terrain pour les actes finaux, d'une noirceur considérablement
plus grande.
S'il en agacera sans doute certains, le virage morose qu'effectue le
film s'avère en fait une partie intégrante de sa réflexion
historique. Le constat est simple, mais aussi lourd de sens et similaire
à ce que l'on a pu observer chez les cinéastes tchèques
des années 60 : combattre la répression par l'humour peut
s'avérer salvateur pour un temps, mais n'en reste pas moins condamné
à se buter au réel. Ainsi le quatrième épisode,
brillante récupération du mythe de Bonnie and Clyde, décrit
l'exercice d'un passe-droit farfelu, transmet l'enthousiasme d'une amitié
naissante, en même temps que l'inévitable cul-de-sac de
l'ordre en vigueur ; les frontières du rêve. En dernière
partie, le refoulement finit par contaminer la mise en scène
elle-même: heurtée, hachée en vignettes courtes
et souvent silencieuses, celle-ci dépeint une pitoyable conjoncture
à laquelle on peine à croire, avant de s'achever sur de
prenantes images d'enfermement. Vlad Ivanov, qui incarnait la somme
de tous les maux dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, porte ici la blessure
de sa présence grave, en contrepoint de personnages féminins
autrement plus déterminés à maintenir la flamme
en vie.
En tout et pour tout, les Contes de l'âge d'or appartiennent
sans contredit à cette catégorie d'oeuvres aérant
les cicatrices de manière parfois désagréable,
mais ultimement nécessaire. « Film de mémoire »
au même titre que l'on a pu parler de Polytechnique plus
près de chez nous, celui-ci dépasse néanmoins la
seule reconstitution pour creuser le passé en profondeur, établit
des liens de causalité sans non plus s'en tenir à une
froide recherche documentaire. Jamais simplement anecdotiques, parfois
plus significatives dans le grand ordre des choses, les « légendes
» parfaitement terre-à-terre qui le composent font rire
aux éclats, partager un état d'esprit, et comprendre intimement
une page d'histoire dont le souvenir demeure résolument peu spectaculaire.
Que l'ensemble fasse ressortir aussi peu la marque d'un créateur
particulier témoigne également d'un besoin de raconter
dont la source ne serait aucunement le caprice d'un auteur, mais bien
une pulsion collective profitant des ressources du cinéma et
d'un moment de visibilité pour faire entendre sa voix. Reste
à savoir si, une fois les comptes réglés avec le
passé, les cinéastes sauront adapter leur regard à
des sujets plus contemporains ; un ajustement qui, avec un film comme
The Happiest Girl in the World (présenté en compétition
du Festival du Nouveau Cinéma 2009), est peut-être déjà
en cours de façon réjouissante.
Version française :
Contes de l'âge d'or
Version originale :
Amintiri din epoca de aur
Scénario :
Cristian Mungiu
Distribution :
Diana Cavallioti, Radu Lacoban, Vlad Ivanov, Tania
Popa
Durée :
155 minutes
Origine :
Roumanie, France
Publiée le :
1er Janvier 2010