A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z #
Liste complète



10 - Chef-d'oeuvre
09 - Remarquable
08 - Excellent
07 - Très bien
06 - Bon
05 - Moyen
04 - Faible
03 - Minable
02 - Intolérable
01 - Délicieusement mauvais



Cotes
Décennies
Réalisateurs
Le Cinéma québécois
La Collection Criterion



2005
2006
2007
2008
2009

TALES FROM THE GOLDEN AGE (2009)
Hanno Höfer
Razvan Marculescu
Cristian Mungiu
Constantin Popescu
Ioana Uricaru

Par Louis Filiatrault

La tentation de parler d'un « nouveau cinéma roumain » se fait sentir fortement depuis quelques années, les récentes productions du pays s'étant méritées cinq prix (dont une Palme d'or) en trois festivals de Cannes. Déjà, l'année dernière, la revue québécoise Ciné-Bulles faisait le tour des croisements entre ces oeuvres et des signes révélateurs d'une vitalité renouvelée de manière pertinente, mais encore insatisfaisante. Car c'est une chose d'anticiper la montée d'un mouvement artistique, et c'en est une autre d'assister au moment définitif de sa cristallisation ; moment qui, avec un objet naïvement intitulé Contes de l'âge d'or, est désormais accompli dans le cas qui nous concerne.

Authentique événement cinématographique instigué par Cristian Mungiu, ce film à épisodes s'avère du plus grand intérêt en ce qui a trait à son approche de la question nationale, ainsi que de la réalisation collective en tant que telle. Car si le projet du film, consistant à mettre en images diverses « légendes urbaines » circulant depuis le règne de Nicolas Ceausescu, aurait pu donner lieu à des manifestations de style diverses et forcément individualisées, c'est plutôt l'homogénéité de l'ensemble qui frappe, de même que l'humilité quasi-anonyme de son écriture. En somme, c'est tout l'esprit d'une manière précise de penser le monde et le cinéma que donne à voir ce film-somme d'une richesse passionnante.

De prime abord (et non sans surprise), ce n'est pas aux quelques anthologies thématisées jalonnant l'histoire du cinéma que font songer ces Contes, mais bien à la truculence de Pulp Fiction. Sans partager la voyance et la gratuité de l'opus de Tarantino, c'est un égal bonheur de raconter qui traverse les cinq segments de ce voyage au coeur d'une histoire moins lointaine que l'on pourrait le croire, de son ouverture grisante à sa conclusion plus pensive ; un bonheur qui se reflète dans le plaisir évident que prennent les comédiens à se prêter au jeu de la fabulation. Acteurs-nés, pourrait-on être tenté de dire, ces Roumains rendus iconiques se montrent avant tout crédibles et chaleureux, et affichent une modestie qui reflète sur la totalité de l'oeuvre.

En effet, c'est l'extraordinaire équilibre entre le travail des interprètes et le dispositif de mise en scène qui, depuis 12:08 à l'est de Bucarest, ressort comme étant la principale caractéristique de la « manière roumaine ». Aéré, incluant le plus souvent plus d'un personnage à la fois, le cadre s'y présente comme un espace relativement libre plutôt qu'une découpe contraignante, la caméra s'adaptant au mouvement des scènes autant qu'elle en fixe les paramètres lâches. On se surprend de découvrir que l'ensemble du présent film comporte en fait trois directeurs photo, tant la plastique y est cohérente, les distances et la lumière similairement dosées... En revanche, que la signature des histoires ne soit pas attribuée à l'un ou l'autre des cinq réalisateurs va tout à fait dans le sens du projet, ces derniers subordonnant l'expression personnelle à l'évacuation d'un malaise encore bien vif, et surtout curieusement absurde.

Au niveau de ce qu'ils relatent, les Contes de l'âge d'or agissent précisément comme une extrapolation des pistes suggérées deux ans plus tôt par 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Catharsis nationale dure et nécessaire, ce dernier film demeurait limité par le cadre de son anecdote particulière ; cadre que le présent film fait bien sûr éclater, mais qu'il enrichit également d'une dimension ludique tout à fait enlevante. À cet égard, le premier conte donne le ton à merveille: récit d'une grande mascarade orchestrée par un petit village en vue d'une visite officielle, le cirque protocolaire s'y transforme en immense farce culminant sur des images proprement hystériques. Difficile aussi de rester indifférent au suspense comique démentiel précédant, au troisième segment, l'épilation d'un porc avec les moyens du bord, en vue de sa consommation domestique.

Mais sous leur surface exubérante, les fables ne manquent pas de laisser deviner un traumatisme profond. En effet, l'indubitable drôlerie des situations ne suffit à camoufler l'extrême oppression inhérente au quotidien socialiste roumain des années 80. Lorsque ce n'est pas l'évidente insuffisance matérielle qui régit les situations, c'est encore une fois la peur des dénonciations, ou tout simplement l'orgueil qu'aucune crise ne saurait neutraliser. Même la légende la moins mémorable du lot, concernant une retouche photographique aux implications politiques délirantes, éclaire à merveille la rectitude hiérarchique et l'intransigeance de la machine propagandiste en place. L'effet ultime de cette atmosphère calamiteuse, ajoutée au naturel pataud des interprètes, est d'attribuer à l'humour du film cet air de survivance que l'on associe non pas seulement au cinéma est-européen, mais à toute forme d'impuissance politique sachant tirer profit de sa vitalité créatrice. Elle prépare également le terrain pour les actes finaux, d'une noirceur considérablement plus grande.

S'il en agacera sans doute certains, le virage morose qu'effectue le film s'avère en fait une partie intégrante de sa réflexion historique. Le constat est simple, mais aussi lourd de sens et similaire à ce que l'on a pu observer chez les cinéastes tchèques des années 60 : combattre la répression par l'humour peut s'avérer salvateur pour un temps, mais n'en reste pas moins condamné à se buter au réel. Ainsi le quatrième épisode, brillante récupération du mythe de Bonnie and Clyde, décrit l'exercice d'un passe-droit farfelu, transmet l'enthousiasme d'une amitié naissante, en même temps que l'inévitable cul-de-sac de l'ordre en vigueur ; les frontières du rêve. En dernière partie, le refoulement finit par contaminer la mise en scène elle-même: heurtée, hachée en vignettes courtes et souvent silencieuses, celle-ci dépeint une pitoyable conjoncture à laquelle on peine à croire, avant de s'achever sur de prenantes images d'enfermement. Vlad Ivanov, qui incarnait la somme de tous les maux dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, porte ici la blessure de sa présence grave, en contrepoint de personnages féminins autrement plus déterminés à maintenir la flamme en vie.

En tout et pour tout, les Contes de l'âge d'or appartiennent sans contredit à cette catégorie d'oeuvres aérant les cicatrices de manière parfois désagréable, mais ultimement nécessaire. « Film de mémoire » au même titre que l'on a pu parler de Polytechnique plus près de chez nous, celui-ci dépasse néanmoins la seule reconstitution pour creuser le passé en profondeur, établit des liens de causalité sans non plus s'en tenir à une froide recherche documentaire. Jamais simplement anecdotiques, parfois plus significatives dans le grand ordre des choses, les « légendes » parfaitement terre-à-terre qui le composent font rire aux éclats, partager un état d'esprit, et comprendre intimement une page d'histoire dont le souvenir demeure résolument peu spectaculaire. Que l'ensemble fasse ressortir aussi peu la marque d'un créateur particulier témoigne également d'un besoin de raconter dont la source ne serait aucunement le caprice d'un auteur, mais bien une pulsion collective profitant des ressources du cinéma et d'un moment de visibilité pour faire entendre sa voix. Reste à savoir si, une fois les comptes réglés avec le passé, les cinéastes sauront adapter leur regard à des sujets plus contemporains ; un ajustement qui, avec un film comme The Happiest Girl in the World (présenté en compétition du Festival du Nouveau Cinéma 2009), est peut-être déjà en cours de façon réjouissante.




Version française : Contes de l'âge d'or
Version originale : Amintiri din epoca de aur
Scénario : Cristian Mungiu
Distribution : Diana Cavallioti, Radu Lacoban, Vlad Ivanov, Tania Popa
Durée : 155 minutes
Origine : Roumanie, France

Publiée le : 1er Janvier 2010