TAKING WOODSTOCK (2009)
Ang Lee
Par Mathieu Li-Goyette
« Si vous vous rappelez de Woodstock, c'est parce que vous n'y
étiez pas ». L'adage fait fit des exceptions, il centralise
un certain groupe d'élus au sein d'un même événement.
Trois jours fatidiques de l'année 1969 où, si l'on se
fit aux mythes, est née une nouvelle génération.
Celle qui n'a pas l'héritage de l'après-guerre et qui
grandit sur fond de honte. Le pays éclate, les jeunes sont portés
aux expériences les plus folles pour manifester l'étendue
d'une liberté battue au fer par des activistes et des vagues
de protestations qui chamboulent le pays et attirent l'attention des
autres nations. Nous sommes à l'heure où Mai 68 éclate,
où le cinéma, de son côté, devient définitivement
moderne et nécessairement engagé tout en étant
à quelques années de l'émigration du cinéaste
en devenir Ang Lee en Amérique. L'importance du cinéma
«américain» de Lee vient particulièrement
du fait que, pris entre deux continents, le réalisateur alterne
les projets en sa terre natale et les études des cas mythologiques
de l'Amérique qu'il scrute de près en observateur lointain.
Cette dernière n'a plus ici le statut d'empire, elle est plutôt
le berceau des mythes cinématographiques et culturels qui ont
nourri la carrière du metteur en scène et qui, particulièrement
depuis The Ice Storm, le voit en mesure de révéler
les fissures d'une spiritualité ancrée dans la légende
et la nostalgie.
C'est aussi de cette façon qu'il aborda ses cowboys homosexuels:
des mythes travestis en relation à une modernisation d'une pensée
arriérée. Par prolongement, il en va de même avec
son dernier opus, Taking Woodstock, présenté
à l'occasion du dernier Festival de Cannes et dont l'histoire
de Elliot Teichberg, jeune homme d'affaire d'une municipalité
isolée (et anciennement designer d'intérieur à
New York), se verra fortuitement être l'une des clés de
l'organisation de l'événement Woodstock: « c'est
dans sa cour qu'est née une génération »
lance l'annonce. En fait, en dehors des précisions historiques
que le protocolaire Ang Lee a maintenu au cours du récit, Taking
Woodstock raconte plutôt l'affrontement entre deux générations
qui, malgré ce que le cinéaste met de l'avant, n'aura
jamais cette réconciliation voulue (tout en gardant en tête
que le scénario est une adaptation de l'autobriographie du véritable
Elliot Teichberg, Elliot Tiber). Symptomatique d'une vague qui s'écarta
de toutes responsabilités, la génération hippie
de Taking Woodstock est la réinterprétation d'un
rêve devenu réalité trop facilement; cette aisance
enfantine qui allait causer la dispersion même du mouvement. C'est
avec la même nonchalance apparente que Forman traitait le mouvement
dans son Hair de 1971 alors que son protagoniste retournait
enfin chez ses parents pour qu'ils subviennent à ses besoins...
Non, les hippies ne sont pas des enfants. Ils ont cependant les atours
d'une génération gâtée par l'hégémonie
américaine qui suivait la guerre et par la domination culturelle
qui, chargée de références aux pères fondateurs
de l'Amérique (qu'ils soient noirs ou blancs) assuraient un retour
à l'âme américaine la plus pure. Celle des contrées
vierges à explorer et des peuples sauvages à conquérir
au nom d'une vérité absolue. Enlevé du cadre politique
de son époque, Taking Woodstock est, somme toute, une
étude idéologique des valeurs de l'Amérique sacrosainte
des hippies de la génération 60-70 servie par les grands
dogmes de leur culte: sexe, drogues et rock n'roll. L'émancipation
du mouvement est présentée en alternance avec celle d'Elliot
qui, en prenant possession de ses moyens lors de l'organisation de l'événement,
est amené à découvrir une propre force de caractère
apte à lui faire avouer son homosexualité à des
parents conservateurs. Issus de la Russie soviétique des années
40, ceux-ci sont des réfugiés juifs tout ce qu'il y a
de plus « arrière-garde » et d'éducation «
vieille école » (deux stéréotypes contre
lesquels Lee oppose de manière fatidique ses festivaliers aux
fermiers du village atteint par la fête).
Si Lee parvient une fois de plus à dissimuler au coeur d'un bastion
des thématiques américaines le tabou de l'homosexualité,
son oeuvre poursuit l'analyse de la genèse américaine
de la « politique » homosexuelle telle que le Milk
de Van Sant l'avait si bien accompli l'an dernier (et dans lequel la
trame sonore est aussi de Danny Elfman et où Emile Hirsch partage
de même l'écran). Là où le scénario
de Schamus (fidèle collaborateur du cinéaste) s'égare,
c'est dans l'innocence du sujet qu'il traite. Délaissant les
tensions politiques de l'époque au prix d'un microcosme familial
du traumatisme hippie, Taking Woodstock est la diversion hallucinogène
entraînée par ce premier « trip » dans un Westfalia
vécu par Elliot (en compagnie de Paul Dano lors de sa très
courte apparition remarquée) tout en étant, parallèlement,
la première expérience hallucinatoire des parents du jeune
gai. Amenés au même niveau de compréhension, la
perte d'inhibition démarre le processus de rencontre entre deux
générations nivelées par doses d'acide et de LSD.
Servie par une distribution éclatante en audace, le travail de
Liev Schrieber en transsexuel ressort enfin particulièrement
du lot aux côtés de Demetri Martin, stand-up comique
réputé pour ses capsules web et télés Trendspotting
qui assure pour sa part le rôle du frêle Elliot avec l'innocence
nécessaire.
À juste titre un film sur les premiers pas du festival, ce dernier
Ang Lee est assuré par une réalisation curieusement retenue
et véhiculée par le perfectionnement d'une division visible
au coeur même de l'écran (procédé du split
screen) repiqué au documentaire Woodstock: 3 Days of
Peace and Music (1969). Si toutefois le voyage final d'hallucinations
vécu par Elliot ne réinvente en rien une certaine subjectivité
de la consommation, c'est le jeu entre le documentaire et la fiction
appliquée à un réel décortiqué et
filmé en simultané par de multiples caméras qui
confère une rythmique intéressante procédant par
à-coups entre le développement du festival et celui de
l'homosexualité affirmée d'Elliot. Plutôt un grandiloquent
alibi qu'un long-métrage se voulant hommage aux années
hippies, Taking Woodstock est une capsule temporelle dument
conservée qui se réserve (on l'en conviendra parfois trop)
d'étaler ses connaissances politiques et culturelles. Pas d'artiste
sinon que leur évocation, qu'un bruit lointain de guitare étant
gratté ou fracassé. Pas non plus de Viêt Nam si
ce n'est que les apparitions aléatoires d'un vétéran
de la guerre (Emile Hirsch), sans cesse utilisé comme aiguillon
de la conscience d'Elliot.
Peuplé de personnages lucides (et c'est tout dire vu l'événement),
Taking Woodstock retient des allures de table ronde où,
alors que les aspects techniques du film sont impeccables en se risquant
vers des teintes colorées très « woodstockienne
», la thèse de Lee est développée par consensus
et par le déclenchement symbolique de la «naissance d'une
nouvelle génération» (rajoutons: « qui aura
le droit d'affirmer ses revendications sexuelles »). Le réalisateur
se voit exiger la folie provoquée par l'événement
pour faire entendre discours à ses protagonistes, pour laisser
accéder son public aux apparitions loufoques de ses personnages
typés. Ce sont deux parts de l'Histoire à visage humain
qui se reconstituent, qui se restituent sous la même bannière
portée d'une force de renouveau: « et si Woodstock n'avait
eu lieu que parce qu'un homosexuel s'en était mêlé?
». Le raisonnement, en plus de se développer et de se résoudre,
s'autorise de lui-même.
Version française : -
Scénario :
James Schamus, Elliot Tiber et Tom Monte (livre)
Distribution :
Demetri Martin, Emile Hirsch, Imelda Staunton,
Liev Schreiber
Durée :
110 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
28 Août 2009