SYMPATHY FOR THE DEVIL (1968)
Jean-Luc Godard
Par Alexandre Fontaine Rousseau
En 1968, Jean-Luc Godard est à l'apex de sa pertinence en tant
que figure de proue de la culture pop mondiale. Son cinéma est
embrassé jusqu'en Amérique comme étant à
la fois avant-gardiste et représentatif de l'ébullition
culturelle d'une certaine jeunesse. Pour tout dire, Godard est à
la mode et même les Rolling Stones veulent qu'il tourne un film
traitant de l'enregistrement de leur nouvel album Beggar's Banquet.
C'est ainsi que le réalisateur amorce le tournage de One
+ One ou Sympathy For The Devil, étrange mélange
entre la fiction surréaliste et le documentaire musical qui annonce
à plusieurs niveaux la métamorphose s'opérant dans
sa vision du cinéma. Une transition qui, ironiquement, lui coûtera
en bonne partie le public qui l'avait encensé pour la vigueur
créative de ses films précédents.
Sur Week End, déjà, Godard se libérait
définitivement de la forme classique qu'il avait sérieusement
ébranlé avec À bout de souffle. Sympathy
For The Devil reprend certains motifs de cette fresque vitriolée
pour dresser un étrange portrait cynique de la politique, de
l'art et de la contre-culture dans son ensemble. Fidèle à
lui-même et aux théorèmes de son manifeste, Godard
propose ici un film respectant ses idées tout en apposant sa
signature personnelle à ce qu'un réalisateur moindre n'aurait
pas pu élever au-delà du statut de publicité cool
pour un groupe rock branché.
En ce sens, Sympathy For The Devil est une franche réussite
qui arrive à transcender son sujet tout en lui rendant justice.
Godard utilise avec brio le travail des Rolling Stones en studio afin
d'illustrer la nature même du processus créatif. Sous nos
yeux, un véritable classique du canon rock n' roll des années
60 prend forme. Nous assistons à la genèse de la composition,
des premières répétitions bancales jusqu'à
l'enregistrement d'une version définitive franchement magistrale.
Le squelette initial devient lentement, mais sûrement une composition
plus charnue. Godard ne saute aucune étape et ne censure rien
du processus formatif, laissant même au montage final les moments
où le groupe passe pour une bande d'amateurs.
Ainsi, le réalisateur s'amuse donc à démonter les
mythes du vedettariat et de l'inspiration subite : son film présente
la création musicale non pas comme un instant de grâce,
mais plutôt comme une longue maturation difficile. De longs plans-séquences
superbement orchestrés survolent le studio pour révéler
la vérité que cache la version enregistrée de la
chanson : de nombreuses erreurs, l'attitude parfois déplaisante
et blasée des membres du groupe, diverses idées écartées
au fil du temps...
Lorsque Godard s'aventure en dehors du studio, c'est pour retourner
aux allégories politiques et esthétiques de Week End.
Les scènes annoncent dans une forme condensée les thèmes
chers au Godard des années à venir et récapitulent
les idées de ses films précédents. À cet
état d'ébauche, le propos est condamné à
demeurer opaque à tous sauf aux habitués. Mais Sympathy
for the Devil est, d'abord et avant tout, un joyeux fourre-tout
expérimental, tant technique que théorique, qui parle
aux initiés. Dans une cour à ferraille, des révolutionnaires
noirs assassinent de jeunes filles blanches. Un homme souffle à
un autre les répliques d'un manifeste. Au passage, Godard en
profite pour souligner les origines afro-américaines du blues
et du rock que pratiquent les Stones.
Ailleurs, une librairie consacrée aux vices de la société
devient le théâtre d'un étrange rituel empruntant
au nazisme et à l'automatisme. Dans une forêt, une jeune
Française se prête à une entrevue filmée
où elle ne répond que par oui ou non. Certes, ces plans-séquences
viennent d'abord appuyer l'image révolutionnaire et révoltée
que cultivent les Stones à l'époque. Pourtant, la grande
maîtrise technique dont ils sont le fruit commande le respect.
Qui plus est, Godard y glisse avec un certain humour décalé
ses observations sur la nature mensongère de la communication
moderne et sur l'esprit politique de son temps.
Toutefois, c'est le segment sur les Stones qui fonctionne le mieux.
Par la franchise de sa forme, Godard arrive à éclipser
sans problème la majeure partie des films tournés sur
le thème de la création musicale. Sympathy For The
Devil est un pur produit de son époque, tant et si bien
que l'on en vient à se demander si Godard n'a pas consciemment
créé un artefact historique. De la part d'un penseur qui
affirmera plus tard que nous sommes notre propre historien, le contraire
serait presque surprenant. Bien qu'il s'agisse d'un essai mineur dans
la filmographie de Godard, Sympathy For The Devil propose assez
de pistes intéressantes pour valoir la peine d'être écouté.
Il est à noter que la version disponible en Amérique du
Nord, Sympathy for the Devil, ajoute dix minutes au montage
reconnu par Godard, connu sous le nom de One + One.
Version française : -
Scénario :
Jean-Luc Godard
Distribution :
Mick Jagger, Keith Richards, Brian Jones, Bill
Wyman
Durée :
100 minutes
Origine :
Royaume-Uni
Publiée le :
9 Juin 2006