SUSPICION (1941)
Alfred Hitchcock
Par Alexandre Fontaine Rousseau
«Dans le cas de Suspicion, on peut considérer que les différentes
censures et lois d'Hollywood ont purifié une intrigue policière
en la dédramatisant. C'est le contraire de ce qui se produit
habituellement dans le domaine des adaptations.» - François
Truffaut
La relation entre Alfred Hitchcock et le star-système est aussi
fascinante que complexe. D'une certaine manière, il en aura profité
mieux que quiconque tant lorsque vint le temps de transformer sa silhouette
caractéristique en marque de commerce qu'en exploitant le talent
et la réputation de certaines des plus grandes vedettes de son
époque. D'un autre côté, Hitchcock était
le genre d'homme prêt à déclarer que «tous
les acteurs sont du bétail» et à voir sa vision
d'un film souffrir par la faute du statut sacro-saint de la vedette
au sein du régime hollywoodien.
Dès The Lodger, Hitchcock devra clarifier sa finale
pour ne laisser aucun doute quant à l'innocence de son personnage
principal interprété par Ivor Novello. «Il arrive
souvent que l'histoire soit compromise parce que la vedette ne peut
être un vilain», confiera-t-il à François
Truffaut lors de leurs fameux entretiens publiés pour la première
fois en 1967. Suspicion souffre du même problème
et verra sa conclusion radicalement altérée pour satisfaire
les désirs de producteurs qui craignaient de jouer avec l'image
de Cary Grant. Maintenant, on comprend mieux pourquoi il prendra un
plaisir sadique à couper court le parcours de sa vedette pour
Psycho...
Malgré ces remaniements et quelques relâchements esthétiques
apparents, Suspicion demeure un film des plus intéressants.
D'abord et avant tout, il s'agit d'un remarquable exercice de perversion
progressive des genres que le maître du suspense se permet en
transformant lentement mais sûrement une comédie romantique
légèrement mièvre en suspense traître. L'évolution
d'un genre à l'autre que propose Suspicion se fait étape
par étape selon une logique presque cartésienne. Comme
dans Notorious, Alfred Hitchcock prend ici le temps de mettre
en place tous ses éléments avant d'emprisonner le spectateur.
Avec Suspicion, le maître s'amuse à détruire
une situation idyllique de manière toujours plus extrême.
Dans la première partie du film, Hitchcock établit une
relation amoureuse classique qu'un père rigide désapprouve.
On approche dangereusement le territoire tiède de la romance
cinématographique à l'eau de rose. Mais, à la suite
d'un mariage précipité, Lina (Joan Fontaine) découvrira
progressivement l'étendue des problèmes de son mari John
(Cary Grant). Joueur compulsif endetté jusqu'au cou, celui-ci
est incapable de tenir une promesse ou de garder un emploi plus d'une
semaine. D'abord, Hitchcock exploitera la situation à des fins
comiques - on échange les regards coquins et on n'en parle plus
- pour ensuite laisser planer le spectre du drame sur le ménage.
Néanmoins, le film ne fait que commencer.
Tandis que les problèmes financiers de John deviennent plus sérieux,
la gravité des doutes qu'entretient Lina atteint une intensité
de plus en plus sérieuse. Celle-ci en vient à craindre
que son mari projette de tuer son meilleur ami et commence même
à avoir peur pour sa propre vie. Malgré lui, Hitchcock
nous réserve un autre virage de dernière minute. Cependant,
la tension l'emporte sur la raison et sauve le Suspicion d'une
conclusion trop subite pour son propre bien.
Il ne s'agit pas de l'unique défaut du film. Il est facile de
reprocher à Suspicion sa photographie un peu trop lustrée
et sa tendance à tenter de recréer une atmosphère
britannique en Amérique. Pourtant, le film demeure dans l'ensemble
un autre thriller ingénieux et diablement efficace au sein duquel
Hitchcock s'amuse avec les règles du genre tout en les appliquant
à bon escient. La fameuse scène du verre de lait demeure
remarquable, même si la version initialement projetée par
Hitchcock s'avère d'une cruauté psychologique autrement
plus impressionnante. En tout et pour tout, Suspicion n'est
pas le meilleur point par lequel aborder la filmographie du maître
du suspense, mais saura fasciner ses plus ardents défenseurs
qui visionnent ses films comme s'ils s'agissaient de leçons de
cinéma. Ce qu'en fin de compte ils s'avèrent être
la plupart du temps, pour diverses raisons. Film méconnu, Suspicion
gagne à être découvert.
Version française : Suspicion
Scénario : Samson Raphaelson, Joan Harrison, Alma Reville
Distribution : Joan Fontaine, Cary Grant, Cedric Hardwicke, Higel
Bruce
Durée : 99 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 10 Mai 2006
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