SUR MES LÈVRES (2001)
Jacques Audiard
Par Jean-François Vandeuren
Une des particularités les plus marquantes du cinéma d’Alfred
Hitchcock réside dans la façon dont le légendaire
cinéaste savait si bien mettre en relation ses personnages avec
son public, lui donnant bien souvent une bonne longueur d’avance
sur les protagonistes en ce qui a trait à la résolution
de l’intrigue de son film. Les comparaisons entre Hitchcock et
l’excellent Sur mes lèvres de Jacques Audiard
se font sentir à bien des égards. Par contre, Audiard
va à contre-courant en évacuant bon nombre d’ironies
dramatiques de son récit. Dans le cas présent, ce n’est
pas le metteur en scène qui fournit l’information au spectateur,
mais plutôt les personnages. Nous sommes donc limités à
leur vision des événements, nous qui ne sommes vraisemblablement
pas tombés dans les bonnes grâces d’un narrateur
omniprésent qui nous aurait permis de tout voir et surtout, de
tout entendre. Cette démarche renvoie malgré tout à
l’un des joyaux de la filmographie d’Hitchcock. Audiard
forma par contre un huis clos autour de ses protagonistes, plutôt
que de nous confiner à l’intérieur d’un appartement…
Carla (Emmanuelle Devos) est une secrétaire qui rêve d’une
vie un peu plus mouvementée. Elle voudrait bien rencontrer quelqu’un
et ainsi reprendre un peu confiance en elle. La chance se présentera
un jour lorsque la compagnie pour laquelle elle travaille engagera un
ex-détenu, Paul (Vincent Cassel), pour lui donner un coup de
main dans ses tâches. Si au départ elle cherchera à
l’aider dans sa réhabilitation, Carla tentera ensuite de
profiter du côté brigand de Paul pour obtenir de l’avancement
à son travail. De son côté, Paul cherchera à
profiter du problème auditif de Carla et du fait qu’elle
sait lire sur les lèvres pour connaître les plans d’un
criminel à qui il doit une importante somme d’argent.
Comme pour son film précédent, Un héros très
discret, Jacques Audiard nous fait part une fois de plus de son
talent immense pour ce qui est de la caractérisation de ses personnages.
Partant d’une mise en situation déjà intrigante
à souhait, le récit que nous raconte le cinéaste
français devient particulièrement prenant de par la manière
dont la relation entre Paul, Carla et le spectateur est si étroitement
élaborée. Le caractère singulier de ces deux individus
constamment confrontés à un milieu dans lequel ils ne
savent pas trop comment se comporter est d’ailleurs superbement
mis en image. Audiard accorde également une importance particulière
à la manière dont ces deux univers se rencontrent afin
de mettre en évidence leur opposition, mais aussi à la
façon dont l’un vient souvent compléter l’autre.
Un point que le cinéaste français exploita aussi dans
Un héros très discret en se penchant sur le cas
des apparences, de la vérité et du mensonge dans une quête
identitaire possédant quelques points communs avec celles du
présent effort. Et comme s’il avait déjà
commencé à préparer le terrain pour son formidable
De battre mon cœur s’est arrêté, c’est
dans le domaine de l’immobilier que s'entrechoquent ses entités
contraires dans Sur mes lèvres. Le cinéaste met
alors en relief que l’honnêteté peut devenir une
vertu des plus frustrantes dans un milieu professionnel où l’avancement
passe avant tout par la magouille.
À l’image du niveau de tension du film qui est développé
avec le plus grand maniérisme, la mise en scène de sur
mes lèvres n’est évidemment pas livrée
tambour battant et Audiard mène le jeu d’une manière
plutôt discrète. La réalisation de ce dernier découle
ainsi d’un scénario qui ne laissa rien au fruit du hasard
même si en bout de ligne, on saura toujours difficilement où
se placer face à l’intrigue secondaire entourant l'agent
de liberté conditionnelle de Paul qui nous est introduite de
façon tardive et quelque peu disparate. Les qualificatifs les
plus élogieux que l’on peut donner à Sur mes
lèvres ne sont pas non plus sans rappeler ceux que l’on
décerne d’ordinaire aux œuvres d’Alfred Hitchcock.
Une partie du présent effort rend d'ailleurs hommage à
son magistral Rear Window. Le plus surprenant dans ce cas-ci
est comment Audiard parvint à conjuguer les effets de tension
de son film à un ton se basant énormément sur le
développement d'ambiances poétiques et souvent proches
de celles d’un film néo-noir. La facture visuelle de Sur
mes lèvres est aussi beaucoup plus moderne que celle de
ses deux premiers films. Celle-ci se veut toujours très précise,
mais présente également un caractère spontané
et inventif se traduisant par l’utilisation de la caméra
à l’épaule, de nombreux gros plans et de certaines
prises de vue en iris qui semblent avoir été faites à
la main lors du tournage.
Jacques Audiard ne rata pas non plus l’opportunité qu’offrait
sa prémisse pour nous faire part d’un travail formidable
au niveau du son. Le cinéaste créa de cette manière
des situations à caractère claustrophobes parfaitement
élaborées dans lesquelles le spectateur est placé
dans la perspective de Carla et est ainsi amené à écouter
beaucoup plus qu’à voir. Cela donne lieu également
à certaines séquences foudroyantes où l’on
se retrouve carrément avec son handicap, dont une scène
de viol particulièrement sidérante ; un élément
qui ajoute évidemment beaucoup à la solidité de
cet univers filmique dans lequel Emmanuelle Devos et Vincent Cassel
sont tout simplement sublimes. Sur mes lèvres est ainsi
un film en progression constante démarrant sur la note d’un
drame d’une finesse exceptionnelle pour se terminer sous les traits
d’un des suspenses les mieux nantis des années 2000. Une
œuvre de marque qui risque de faire son chemin et d’avoir
encore son importance dans plusieurs années d’ici.
Version française : -
Scénario :
Jacques Audiard, Tonino Benacquista
Distribution :
Vincent Cassel, Emmanuelle Devos, Olivier Gourmet,
Olivier Perrier
Durée :
115 minutes
Origine :
France
Publiée le :
4 Mars 2006