LA STRADA (1954)
Federico Fellini
Par Mathieu Li-Goyette
Traduit mot-à-mot en français, La Strada signifie
la route. Loin d’être un road-movie conventionnel, le film
charnière de Fellini s’articule plutôt comme la vision
poétique d’une Italie d’après-guerre où
l’optimisme de ses personnages nous forcera à ne plus y
voir les ruines de la défaite, mais plutôt l’importance
de chaque êtres humains y ayant trouvé refuge. Le regard
attristé de Gelsomina, la bestialité au coeur plutôt
tendre de Zampano et enfin la loufoquerie de Matto, La Strada
fonde sa réputation sur l’antithèse de ses personnages,
la poésie de leurs gestes quotidiens, la dure alternance entre
décrépitude et joie de vivre insatiable. C’est le
David et Goliath des palettes d’émotions. De cette
contradiction, le mélodrame puisera de sa force qui, loin d’être
relié au misérabilisme contaminant du Néo-Réalise
italien (auquel il clôt en quelque sortes le courant), fera franchir
le jalon au metteur en scène par ce précieux équilibre
en le décrétant représentant principal du cinéma
italien pour les décennies à venir. Définitif de
chef-d’oeuvre, ce à quoi Fellini nous invite, est sans
aucune doute un des plus grands numéros de cirque de l’histoire
à en faire pleurer de rire et de drame les plus apathiques d’entre
nous.
Chronique toute simple de la vie de la jeune Gelsomina (jouée
magistralement par Giuletta Masina, femme de Fellini), elle suit ici
son parcours à travers sa relation avec Zampano (Anthony Quinn)
au point où elle ne semblera exister qu’à travers
le patronat de l’homme fort, pathétique attraction de cirque,
cherchant attention et acclamations, bref, en quête d’affection.
Affection que Gelsomina ne cessera jamais de lui vouer, mais qu’il
n’acceptera jamais au gré de ses femmes de joie qu’il
se procure aisément de village en village. À percevoir
sa jeune servante comme étant uniquement à la hauteur
de son rôle de musicienne et faire-valoir de cirque, il ne peut
que la reléguer en seconde position face à l’amour,
plus charnel, des autres femmes. Grande métaphore et comparaison
du cirque avec la vie, les rôles de scènes s’entremêlent
aisément avec ceux des relations entre Gelsomina et Zampano jusqu’à
s’étendre sur le troisième personnage, Matto simple
clown… et seul a posséder un réel sens de l’humour.
À en croire le génie de Fellini, ce jeu de passe-passe
entre la devanture de la scène absurde des clowns et de l’existentialisme
du réel s’opère avec grâce sans jamais forcer
la continuité du film, et donc, maintient cet aspect «magique»
que l’on appellera bientôt felliniesque.
Road-movie au sens figuratif comme nous disions, le conflit relationnel
entre Gelsomina et Zampano se cristallise lorsque celle-ci, récemment
abandonnée pour une autre occasion par son maître et au
bord du désespoir lamentera: «Pourquoi je suis née,
pourquoi je vis?». Ce n’est qu’après avoir
touché ces bas-fonds que Zampano répondra d'une phrase
sensiblement inversée bien plus tard: «Pourquoi on ne me
laisse pas vivre?» après qu’il se soit rendu compte
des contraintes qui le poussaient à demeurer simple homme de
cirque. En tant qu’antipodes, les personnages de Fellini sont
eux-mêmes forgés dans les contradictions et l’insécurité
d’un avenir incertain. Gelsomina, clown, artiste, alter-ego du
cinéaste et symbole existentialiste des années 50 va à
l’encontre de ses propres qualités pittoresques et baroques
qu’on ne pourrait apparenter qu’au monde de la fable. Sans
s’écraser entre eux, ces paradoxes cohabitent à
la manière des films suivants du metteur en scène, notamment
La Dolce Vita qui y verra la montée du baroque, puis
8½ qui nous en présentera son triomphe. Avec
les mêmes gênes que ceux du néo-réalisme,
La Strada compense ces très rares moments de cinéma
par la venue de Zampano, tortionnaire, brute de cirque dénigrant
l’art et incapable d’amour humain autre que charnel ou possessif.
Anti-poésie, masculinité dans toute sa rudesse, il se
verra néanmoins supplanté et brisé par le regard
de Gelsomina, son rire et puis la grande satyre [felliniesque] de son
destin auquel il ne pourra échapper.
La Strada n’est pourtant pas célèbre que
pour ses personnages. À l’origine, il est avant tout un
scénario brillant et touchant qui laisse pour la première
fois place à une mise en scène imaginative; un grand chapiteau
truffé de surprises à la hauteur de son concepteur. À
l’inverse de ses prédécesseurs, qui lui auraient
préféré un traitement aride, des acteurs non-professionnels
et des éclairages restreints, Fellini déblaie les sentiers
battus du cinéma italien qui ne s’était permis autant
d’élaboration (éclairages impossibles, jeux de regards
lunatiques, acteurs américains, tournages en studios, etc.) depuis
les prémisses d’avant-guerre et même depuis sa naissance.
Première excursion en dehors du quotidien des habitants de la
petite bottine, le film pave aussi la voie à une utilisation
plus expressive de la musique à travers les talents du jeune
compositeur Nino Rota, jongleur plus parfait que son contemporain Ennio
Moriconne, entre drôlerie, mystère et indécision.
Ayant fait ses lettres de noblesses à l’écriture
du Rome, ville ouverte de Rosselini, le jeune dessinateur de
Rimini insuffla un nouveau vent d’espoir au classicisme de son
époque. Cinéaste-magicien dans la lignée de Méliès,
cette tâche colossale lui aura valu tout les honneurs en métamorphosant
le plus rigide, le plus froid dans le plus sensible et le plus passionné.
Mission qu’il avait osé donné à sa Gelsomina
avant de la réussir lui-même, on ne peut que s’étonner
devant la parfaite cohérence d’une telle poésie.
Version française : La Strada
Scénario : Federico Fellini, Tullio Pinelli, Ennio Flaiano
Distribution : Anthony Quinn, Giulietta Masina, Richard Basehart,
Aldo Silvani
Durée : 108 minutes
Origine : Italie
Publiée le : 25 Juin 2008
|