STANDARD OPERATING PROCEDURE (2008)
Errol Morris
Par Louis Filiatrault
« Que se cache-t-il derrière une image? » C'est là
un des questionnements vitaux auxquels nous convie implicitement l'émérite
documentariste Errol Morris à travers son plus récent
ouvrage, Standard Operating Procedure. L'une des questions
seulement, puisqu'en élaborant un dispositif formel très
particulier, en établissant un rapport de grande écoute
avec ses interlocuteurs et en approchant son sujet sous un angle de
curiosité manifeste, le cinéaste aboutit à une
oeuvre profonde aux multiples facettes passionnantes. S'attaquant au
sujet déjà abondamment couvert du scandale de la prison
d'Abou Ghraib, il en contourne le potentiel sensationnaliste et en ressort
un portrait important des hommes et des femmes de guerre contemporains,
un document combiné de leur condition, de leur psychologie et
de leur représentation médiatique.
Les observateurs de l'oeuvre d'Errol Morris ont pu y remarquer un glissement
progressif vers un certain formalisme tendant à relativiser l'analyse
empirique pure au profit de la création de climats sourds, autant
ou davantage propices à la formulation de questions que de réponses.
Ceci étant dit, avec Standard Operating Procedure, huitième
documentaire s'inscrivant à son corpus, il devient évident
que les préoccupations formelles et intellectuelles de l'Américain
ne s'avèrent autre chose que les éléments symbiotiques
d'un même discours. Plutôt lourd et dense de par sa durée
de près de deux heures, le film est à la fois dynamisé
et approfondi par l'alternance de trois modes élémentaires
couvrant les aspects distincts mais complémentaires d'une même
réalité: en premier lieu, les photographies originales
des traitements abusifs infligés aux détenus d'Abou Ghraib
constituent la trace, le degré zéro précédant
la réflexion, sur lequel Morris nous pousse à réorienter
notre regard ; les entrevues à la caméra représentent
le degré « humain », celui qui, par addition et jeux
de miroirs, aspire à une parcelle d'authenticité, qu'elle
surgisse des dires mêmes ou de la manière de les communiquer
; finalement, les images de reconstitution composent le degré
«cinéma», celui de l'artifice et de l'expression
pure, façonnant le choc esthétique mais révélant
aussi un penchant pour un symbolisme éloquent, manière
de percer ou réfléchir le réel à sa manière.
Entrelaçant ses trois matières de façon originale
et surtout équilibrée, Errol Morris propose de procéder
par association dans sa lecture d'un récit assurément
choquant, mais aussi porteur d'observations d'une extrême pertinence
quant à la nature humaine (préoccupation générale
du cinéaste depuis ses débuts).
Avec l'excellent Fog of War de 2003, le réalisateur
et son collaborateur de The Thin Blue Line, Robert Chappell
(attitré ici encore à la photographie des entrevues),
accomplissaient l'admirable exploit d'entretenir l'intérêt
du spectateur confronté à la parole d'un unique intervenant
(mais pas des moindres): le charismatique Robert S. McNamara. La tâche
des artisans était essentiellement de soutenir le discours de
l'ancien Secrétaire de la Défense par le biais de judicieuses
stratégies visuelles. Mais si l'on ne peut encore une fois parler
de « tour de force » en ce qui a trait à l'élaboration
d'un rapport monolithique à son élément humain,
il n'en demeure pas moins que Standard Operating Procedure
témoigne à nouveau d'un talent remarquable dans la «mise
en scène» de ses protagonistes. S'adressant encore une
fois directement à la caméra, les participants, purgeant
pour la plupart une sentence au moment du tournage, font preuve d'une
bravoure considérable en acceptant de retourner sous les projecteurs
après que leurs noms aient été salis sur la place
publique, à tort ou à raison selon les cas. Percevant
de toute évidence l'optique alternative selon laquelle Errol
Morris aborde leur sujet, les témoins profitent de cette nouvelle
tribune pour évacuer une part de frustration que les médias
les plus conventionnels n'ont pas voulu entendre, et en ressortent en
bout de ligne plus authentiques, plus habités. Les nuances de
leurs tons, ajoutés à la musique baroque de Danny Elfman
(résolument inspirée des collaborations précédentes
de Philip Glass avec Morris, mais tout de même très singulière),
façonnent le type d'atmosphère de tension soutenue gouvernant
habituellement les meilleurs documentaires, tout en laissant place à
la réflexion.
Ceci dit, l'intelligence d'Errol Morris à la direction de son
projet est de ne pas avoir fait de ses divers interlocuteurs d'innocents
martyrs à la simple merci de forces obscures. Certes, les déclarations
complémentaires des soldats poussent le spectateur à se
questionner sur l'éthique à l'oeuvre chez les officiers-fantômes
chargés de dicter les paramètres de la dite « procédure
d'opération standard », et le plus indiscutablement fautif
des criminels directement liés à l'histoire (Charles Graner)
se voit refuser le droit de parole (par interdiction des autorités).
Mais le film, d'ailleurs ponctué de brefs noirs alimentant les
effets de surprise, est construit de manière telle à constamment
révéler des aspects nouveaux et déroutants de la
personnalité des protagonistes, par le truchement combiné
de leur propre verbe et des photos sur lesquelles ils figurent. Ainsi,
le sympathique Djamal, figure d'attachement et incarnation idéale
du soldat «ordinaire» pour le spectateur, relate avec un
étonnant bagout les bouleversements intimistes qui l'amenèrent
à poser des gestes contraires à sa nature. De même
pour la triste et dure Linndie England, dont le rapport amoureux avec
Graner s'avère un fil conducteur particulièrement puissant.
Le traitement d'ensemble est si prenant, humain et complexe qu'il porte
le film jusqu'au bout de ses multiples dénouements, que l'on
pourrait dire excessifs mais dont on peut aussi admirer la patience
et l'esprit de justesse.
En bout de ligne, outre une dénonciation plus ou moins directe
de la négligence des instances supérieures en ce qui a
trait à la gestion de leurs effectifs (voir l'exposition de la
lâcheté de Donald Rumsfeld à sa visite de la prison,
avant que les événements les plus polémiques ne
s'y soient déroulés), Standard Operating Procedure
s'avère avant tout une plongée profondément éclairante
au sein du climat psychologique régnant sur les forces américaines
actuelles. Centré sur son illustration de la réalité
trouble des envoyés jeunes et généralement insouciants,
il écarte résolument du portrait les témoignages
des victimes irakiennes ; pour Morris, il s'agit d'un sujet bien distinct
qu'un autre saurait sans doute mieux couvrir. Son documentaire s'inscrit
ainsi parmi une certaine vague de films illustrant ou métaphorisant
les failles internes de l'armée américaine (l'excellent
In the Valley of Elah de Paul Haggis, par exemple), mais se
double également d'une brillante réflexion sur l'image,
sur sa nature mensongière, ou à tout le moins fragmentaire.
Encourageant systématiquement à « déborder
du cadre », aux sens autant littéral que figuré,
enquêtant sur les circonstances de sa fabrication puis décuplant
l'essence des photographies sous la forme de puissantes vignettes cinématographiques
(filmées par l'incomparable Robert Richardson), il embrasse l'arbitraire
de son médium tout en reconnaissant sa capacité à
faire du sens en «reliant les points», exercice de patience
et de rigueur s'il en est. Il entrevoit ainsi, en prenant le temps de
pondérer, ce à quoi tous les journaux télévisés
de la planète ont pu aspirer sans même passer près
d'y parvenir ; un morceau viable de vérité, assurément
incomplet mais filtré par une dialectique impeccable, attentive
aux détails et ne flanchant devant rien. Car ne reste finalement
que ces terribles photographies qui passeront sûrement à
l'histoire, dont personne ne saura véritablement expliquer ou
dominer le caractère instinctivement déroutant pour de
bon... De quoi redéfinir ses standards à plusieurs niveaux.
Version française :
Procédures standard
Scénario :
Errol Morris
Distribution :
Christopher Bradley, Sarah Denning, Joshua Feinman,
Jeff L. Green
Durée :
116 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
25 Juin 2008