SPIRIT OF THE BEEHIVE (1973)
Victor Erice
Par Louis Filiatrault
Relativement peu connue, et ce même au sein des cercles de cinéphiles
les plus endurcis, L'Esprit de la ruche est pourtant une oeuvre
marquant profondément tous ceux décidant d'y accorder
un instant de leur vie. Il s'agit de l'un de ces films transcendant
la représentation et rejoignant le subconscient du spectateur
fasciné, mais les moyens qu'il met en oeuvre pour parvenir à
ces fins sont d'un type rarement vu avant ou depuis. Plus précisément,
ce premier long-métrage de l'Espagnol Victor Erice, souvent rapproché
de l'Américain Terrence Malick en raison de son extrême
rareté (et de l'équivalente beauté de son art),
propose avec autant de minutie que de sobriété la mise
en forme d'un climat de répression discrète, de laquelle
émerge le portrait éloquent d'un moment crucial de l'enfance.
Les prochaines lignes tenteront un simple survol de sa complexité
et de sa valeur.
« Le film arrive! », s'écrie un gamin en ouverture,
référant au cinéma ambulant venant présenter
Frankenstein (le film original de James Whale) dans la mairie
de Hoyuelos, petite communauté isolée au milieu de la
plaine castilliane. Nous sommes « aux environs de 1940 »,
le gros de la guerre civile est terminé, et le général
Franco gouverne en roi (un « détail » que les scénaristes
évitent de souligner, laissant le spectateur se rapporter à
sa culture). Les premières scènes de L'Esprit de la
ruche sont particulières en ce qu'elles détonnent
quelque peu de ce qui suivra ; présentant presque scientifiquement
le rituel cinématographique, selon un réalisme que n'auraient
pas renié Ermanno Olmi ou les Taviani en Italie, puis filmant
longuement des figures languissantes et dépitées (qui
se révèleront comme étant les parents de la jeune
héroïne), Victor Erice établit un regard omniscient,
quelque peu détaché et dépourvu d'affects. Rapport
« divin » qu'il délaisse peu à peu en se resserrant
sur la subjectivité d'Ana, qu'il identifie parmi la foule et
suit jusque chez elle. S'ensuit l'une des heures de cinéma les
plus mystifiantes que les années 70 aient produites.
En effet, en provoquant une rupture et démontrant un extraordinaire
talent pour la direction d'enfants lors d'un moment d'intimité
entre deux jeunes soeurs, Erice bascule dans une exploration profonde
et prenante de la psychologie enfantine. Au son de ritournelles familières,
s'enchaînent donc les épisodes quotidiens, en apparence
banals, qui se révèlent en fait des étapes très
signifiantes pour le personnage d'Ana, traversant plus ou moins consciemment
une période de transition. Troublée par les meurtres meublant
le récit de Frankenstein, celle-ci (influencée
par son aînée) se prend de fantasmes de rencontre avec
le monstre. Mais plutôt que de verbaliser le bouleversement et
de le résoudre par le biais de développements lourds,
l'intelligence des scénaristes est de laisser le plus gros de
la tâche de lecture à la discrétion du spectateur.
Par l'entremise d'un symbolisme simple mais teinté de morbide
(des champignons, du feu, un mannequin inanimé...), L'Esprit
de la ruche se transforme donc en formidable exercice d'interprétation,
permettant la projection libre mais jetant aussi suffisamment de pistes
pour diriger le parcours en douceur. Le résultat se situe à
mi-chemin entre la narration et l'abstraction, suspendant la rationalisation
du réel pour en retenir la poésie.
Qui plus est, L'Esprit de la ruche est un film à l'esthétique
réfléchie et raffinée. Visuellement, l'une des
ses plus belles inspirations s'avère sans aucun doute ces vitres
teintées d'une couleur de miel, aux motifs en alvéoles,
transformant les longs couloirs et les chambres dénudées
de la maison familiale en gigantesque huis clos à portée
symbolique. Leur impact sur les scènes d'intérieur débouche
sur des compositions croisant les influences de Vermeer et des portraits
baroques espagnols, atteignant un effet mystifiant renforcé par
le contenu des scènes elles-mêmes. La photographie extérieure
capte quant à elle des horizons distants et des terres arides,
lieux des errances en tous genres. Toutes ces images sont bien sûr
illuminées par la photogénie extraordinaire de la jeune
Ana Torrent, dont le naturel distille un mélange de calme et
d'intensité rarement égalé parmi les acteurs-enfants.
Sa présence contribuerait aussi à faire du Cria Cuervos
de Carlos Saura, tourné deux ans plus tard, un film génial
et hors du temps.
L'Esprit de la ruche s'est aussi prêté à
toutes les lectures sociopolitiques, des plus cohérentes aux
plus farfelues. Ceci dit, plutôt qu'une thèse critique
particulièrement insistante, on en retient surtout l'évocation
triste d'un moment de l'histoire, éclairé par le recul
mais contaminant encore le présent (la dictature n'étant
bien sûr pas achevée au moment de la sortie du film). La
métaphore de la ruche (enfermement, esclavage...), imbriquée
au personnage du père apiculteur, est bien sûr centrale
à la méditation, mais demeure abordée avec discrétion,
de façon plutôt latérale. Il en va de même
de l'introduction ambiguë d'un soldat de la Résistance dans
le récit, sorte de «fantôme» mythique, essentiel
à l'apprentissage d'Ana mais aussitôt supprimé par
les autorités. Portrait d'une famille éclatée malgré
sa proximité (autour de la table à dîner, ses individus
sont isolés par le cadrage), L'Esprit de la ruche est
un authentique film historique en ce qu'il capte et communique avec
justesse l'air d'un temps, contournant par ailleurs la censure avec
intelligence.
Ceci dit, on retiendra surtout le film de Victor Erice pour sa remarquable
mise en scène de l'enfance ; sa progression nous porte de toute
évidence du désarroi de la conscience adulte vers un monde
recelant encore des mystères et des angoisses plus littérales,
mais aussi la possibilité d'un certain état de grâce,
d'un avenir meilleur. La scène de la rencontre entre Ana et le
monstre (hallucinée jusqu'à quel degré, difficile
de le dire) est à elle seule un moment de cinéma et de
surprise d'une intensité stupéfiante, mais demeure emblématique
de la subtilité et du discernement avec lesquels les auteurs
ont approché leur matériel. Car dans son ensemble, L'Esprit
de la ruche laisse sentir tout un héritage artistique, de
la littérature fantastique aux premières photographies,
tout en embrassant une modernité iconoclaste et une conscience
historique manifeste. Seules une introduction laborieuse et quelques
pistes rapidement esquissées entravent légèrement
l'accessibilité de cette oeuvre complexe, sans précédent
ni véritable successeur, qui s'avère un enrichissement
notable pour l'âme et la culture.
Version française :
L'Esprit de la ruche
Version originale :
El Espíritu de la colmena
Scénario :
Victor Erice, Ángel Fernández
Santos
Distribution :
Fernando Fernán Gómez, Teresa Gimpera,
Ana Torrent, Isabel Tellería
Durée :
97 minutes
Origine :
Espagne
Publiée le :
11 Août 2008