SPARROW (2008)
Johnnie To
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Sparrow, éloge de la précision clinique, est
ce rare film de Johnnie To que l'on pourra qualifier une fois la projection
terminée de « charmant » ou de « pétillant
» - deux adjectifs ronflants que balancent généralement
les critiques paresseux à la vue d'une comédie romantique
moindrement accomplie. Tournée à temps perdu durant trois
ans, cette sympathique anomalie dans le parcours du prolifique réalisateur
originaire de Hong Kong prouve que le courage peut aller de paire avec
un cinéma populaire et qu'il n'est pas nécessaire de se
mettre à dos son public pour repousser ses propres limites. Pour
To, le cinéma est un jeu. Ou plutôt, le jeu est le moteur
de la créativité cinématographique; et c'est en
établissant constamment de nouvelles règles qu'il est
possible de renouveler ce jeu. Ainsi, le Triangle de 2007 se
déployait à la manière d'une course à relais
entre Tsui Hark, Ringo Lam et le réalisateur d'Exiled.
Chaque cinéaste poursuivait le film entamé par son partenaire,
ce qui donnait lieu à un véritable «dialogue»
filmique; To, responsable de clore l'échange, s'amusait à
confondre nos attentes en multipliant les volte-faces humoristiques
et les revirements inusités. Si Triangle offrait une
variante intéressante du concept de film collectif, Sparrow s'avère
au contraire un défi purement personnel: le maître de la
fusillade symphonique signe un film sans fusil, où la moindre
effusion de sang est ironiquement une entache à la perfection
du geste. Dans Sparrow, la minutie est à la fois le sujet du
scénario et le mot d'ordre de la mise en scène.
Kei (Simon Yam) et ses associés volent pour gagner leur vie ;
ils sont pickpockets professionnels dans les rues de Hong Kong, et les
affaires vont bon train jusqu'au jour où un moineau atterrit
dans l'appartement de Kei. « C'est un mauvais présage »,
déclare l'un de ses compagnons. L'affirmation superstitieuse
est malheureusement confirmée par l'apparition subséquente
d'une mystérieuse jeune femme (Kelly Lin), qui séduit
tour à tour chaque membre de l'équipe pour ensuite lui
subtiliser quelque chose. D'emblée, c'est l'humour abondant et
la légèreté du ton qui étonnent après
les sombres Election et le violent PTU; même
la plus récente comédie réalisée par To,
Mad Detective, traitait de schizophrénie et déraillait
vers un pessimisme assumé au cours de son impressionnant dernier
acte. Au contraire, Sparrow évacue tout cynisme pour
célébrer l'insouciance du cinéma hollywoodien des
années cinquante et soixante - rappelant par son atmosphère
désinvolte l'esprit du Ocean's Eleven de Steven Soderbergh.
Le film s'assume en tant qu'objet cinématographique purement
ludique et gratuitement virtuose, Johnnie To y prouvant qu'il est maître
de la caméra et non de la violence qu'il met généralement
en scène avec brio.
Acte de pur cinéma, où les mouvements de caméra
artificiels et les chorégraphies raffinées ont bien vite
raison de toute impression de réel, Sparrow multiplie
les moments de génie visuel à des fins strictement narratives
et affectives. To est conscient d'avoir peu à dire, mais de savoir
mieux que quiconque comment s'exprimer en des termes propres au septième
art. Le scénario est pratiquement un prétexte menant à
une spectaculaire confrontation sous la pluie opposant deux générations
de voleurs. Mais les meilleures scènes de Sparrow sont
de véritables morceaux d'anthologie, au-delà de toute
relation à l'ensemble dont ils font partie: la cigarette que
s'échangent Simon Yam et Kelly Lin est d'une perfection publicitaire
hypnotisante, le plan-séquence au cours duquel les pickpockets
s'exécutent pour la toute première fois nous rive à
l'écran par sa perfection et chaque souffle de la fameuse scène
des parapluies semble avoir été calculé au millième
de seconde près. Ces scènes sont de véritables
« jeux » entre les protagonistes: jeu de la séduction
ou jeu d'adresse, compétitions livrées seul-à-seul
ou en équipe. Toujours, les motivations sont éclipsées
par l'exécution: To filme les gestes de ses personnages bien
plus qu'il ne met en scène une histoire.
Dans son segment de Triangle, divers objets servaient de vecteurs
à la tension de chaque scène - stratégie hitchcockienne
ici répétée à bon escient. Une cigarette
éclipse les personnages qui la fument, devenant à l'écran
l'extension de leurs sentiments. Mais To, en bon professeur, ne se contente
pas d'appliquer ses théories. Il les décortique, afin
de mieux les expliquer. Dans le duel final, la nature de l'objet lui-même
n'a plus d'importance. Le scénario nous offre un McGuffin dont
la pertinence est purement symbolique: un passeport, enjeu dont la valeur
a été déterminée par une entente à
l'amiable entre les protagonistes et, à un autre niveau, entre
le réalisateur et le spectateur. Le jeu du suspense ne fonctionne
que parce que le spectateur accorde une valeur élevée
à un objet que le réalisateur lui propose comme point
focal. Détail amusant, nous ne voyons que très rarement
le passeport si âprement disputé au cours de ladite scène.
Mais les corps gravitent autour de sa présence implicite comme
s'il s'agissait d'un puissant champ magnétique, et notre attention
est rivée sur son passage d'un camp à l'autre.
En réalité, le scénario de Sparrow remplit
une fonction essentiellement réflexive: les personnages se lancent
une série de défis tous plus ambitieux les uns que les
autres, auxquels le réalisateur s'empresse de répondre
par l'inventivité de ses prouesses de réalisation. Le
perfectionnisme règne en roi et maître chez To, et c'est
une obsession qu'il partage avec les protagonistes de son film. Une
scène, qui contient peut-être la clé de l'ensemble,
compare l'acte de photographier à celui de voler. To, assez explicitement,
établit ainsi un parallèle entre son travail et celui
qu'accomplissent ses pickpockets: le cinéma, c'est subtiliser
l'essence d'un instant fugace avant qu'il ne soit passé. D'où
cette récurrence du ralenti, dispositif aussi fascinant chez
To qu'il ne l'est chez Wong Kar-Wai permettant d'amplifier ces détails
du mouvement qui constituent la substance de son cinéma. Film
personnel, plein d'humour et d'enthousiasme, Sparrow se déguste
jusqu'au moindre plan car chaque coupe du montage articule un sens ou
une sensation avec cette précision totale qui en est l'enjeux
central. To parle, de manière purement cinématographique,
du cinéma et du plaisir de faire du cinéma. Certains diront
qu'il se bouffe la queue, et que le cinéma entre ses mains se
contemple le nombril ; mais To est trop humble, et constamment inventif,
pour qu'on puisse lui en vouloir.
Version française : -
Version originale : Man jeuk
Scénario : Kin Chung Chan, Chi Keung Fung
Distribution : Simon Yam, Kelly Lin, Ka Tung Lam, Hoi-Pang Lo,
Kenneth Cheung
Durée : 87 minutes
Origine : Hong Kong
Publiée le : 16 Juillet 2008
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