SLUMDOG MILLIONAIRE (2008)
Danny Boyle
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Sacré grand gagnant de l'édition 2008 des Golden Globes,
partant par conséquent favori de la subséquente course
aux Oscars, le petit dernier de Danny Boyle Slumdog Millionaire
a su charmer les foules et la critique dans les dernières heures
d'une année toujours en quête de son « grand drame
» populaire à célébrer. Mais, une fois le
film en question visionné, on ne peut s'empêcher de penser
qu'il s'agit finalement d'un emballement par défaut; que nous
avons affaire à une oeuvre de compromis pour un auteur s'étant
récemment ressourcé dans l'exploration de genres marginalisés
(l'horreur avec 28 Days Later, puis la science-fiction avec
Sunshine), et que le succès du film repose essentiellement
sur des facilités formelles et narratives qui en font un produit
séduisant mais somme toute fort peu substantiel. En définitive,
Slumdog Millionaire a les défauts de ses qualités:
sa facture visuelle léchée recèle derrière
une surface étincelante les clichés grossiers d'un nouvel
exotisme tendancieux, tandis que «l'ingéniosité»
(ou du moins la spécificité) très nettement étayée
de sa narration tire constamment sur les mêmes ficelles et devient
rapidement redondante. Bref, à force de trop vouloir mettre en
évidence ses qualités distinctives, le film de Danny Boyle
expose surtout ses raccourcis et ses formules, qui sont au service d'archétypes
essoufflés qu'il n'arrive jamais à renouveler malgré
tous ses efforts.
C'est en vain que l'on tentera, autrement que superficiellement, de
rattacher le propos de ce huitième long-métrage du réalisateur
de Trainspotting à ses oeuvres précédentes;
l'argent, autrefois un agent de corruption des rapports sociaux, est
dans Slumdog Millionaire l'arme qui permet à l'amour
de triompher sur tous les obstacles. Exportant le mythe américain
du « self-made man » en Inde, le film développe
son propos incertain à coup de contradictions patentes. S'il
s'agit bel et bien d'un film sur l'américanisation de la culture
indienne, problème qu'il n'incombe pas à un cinéaste
britannique d'aborder, la forme du film elle-même n'entre-t-elle
pas en conflit avec cette idée? Déployant un arsenal de
tactiques occidentales, mettant l'Inde en scène comme naguère
Fernando Meirelles filmait son Brésil natal, Slumdog Millionaire
a fréquemment des allures de long vidéoclip dont la principale
matière esthétique serait la misère du tiers-monde.
Ce qui est en jeu ici, c'est la vision de cette réalité
qu'offre le cinéma de masse au grand public des pays dominants;
et bien qu'il soit soi-disant protégé par ce sacro-saint
droit au divertissement que s'est octroyé le spectateur, le film
de Danny Boyle ne peut pas en toute impunité échapper
à cette problématique qu'il soulève de tout son
être.
Dans The Darjeeling Limited, Wes Anderson posait un regard
d'étranger sur l'Inde qui - rétrospectivement - paraît
plus honnête que le faux réalisme duquel se pare Slumdog
Millionaire; film de découverte, bien conscient de la nature
touristique de ses images ouvertement fantasmatiques, The Darjeeling
Limited admettait d'emblée la nature préconçue
de ses idées sur le pays là où Slumdog
impose les siennes comme étant des réalités. En
découle un portrait peut-être plus juste, en ce sens où
l'Inde s'y présente moderne et occidentalisée, mais dont
la nature même de représentation subjective est moins bien
assumée. L'Inde semble à la limite accessoire, source
de paysages époustouflants et de cruautés innommables,
de dépaysement pour le spectateur cherchant à être
« transporté l'instant d'un film » et d'une pauvreté
terrifiante minée pour ses qualités dramatiques primaires.
Slumdog Millionaire joue si bien la carte des couleurs locales
qu'il arrive presque à nous faire oublier qu'à quelques
détails près il aurait pu se dérouler dans n'importe
quel pays du monde, qu'au-delà de quelques clins d'oeil à
Bollywood son discours implicite sur les cultures du globe trahis une
problématique absence de nuances - une vision « mondialisée
» qui nie les identités nationales tout en les utilisant
à des fins de distinction.
Certes, Boyle demeure un réalisateur au style visuel percutant,
quoique la caméra nerveuse du directeur photo attitré
du mouvement Dogme 95, Anthony Dod Mantle, y soit sans doute pour quelque
chose dans la vivacité de l'image de Slumdog Millionaire.
Le film, certes, est d'une richesse plastique indéniable et Boyle
demeure maître dans l'art d'employer une pièce musicale
donnée pour captiver le spectateur, le happer dans l'action.
À ce titre, son utilisation de l'excellente Paper Planes
de la chanteuse d'origine sri-lankaise M.I.A. a un potentiel d'anthologie
presque aussi grand que ne l'était la juxtaposition de Lust
For Life à la scène d'ouverture de Trainspotting.
Mais cette intensité soutenue devient vite étouffante,
un montage très serré enchaînant d'une manière
abusive les plans décadrés à un rythme effréné
qui ne laisse au spectateur aucun espace - aucun recul, aucune pause.
Slumdog Millionaire n'ouvre la porte à aucune réflexion,
aucune interprétation: les pièces du scénario s'imbriquent
les unes dans les autres avec une précision totalitaire, alors
que le bon fonctionnement de l'intrigue carbure paradoxalement aux hasards
les plus grossiers.
En ce sens, l'ingrédient le plus surestimé de la recette
est sans contredit le scénario de Simon Beaufoy, qui capitalise
de manière excessive sur ce va-et-vient entre passée et
présent liant l'existence de Jamal (Dev Patel) aux réponses
qui lui permettent de progresser jusqu'aux tous derniers échelons
d'un jeu questionnaire télévisé. Chacune de ces
correspondances (généralement plus anecdotique que ne
le laisse entendre le scénario) est pointée du doigt par
un raccord évident, bêtement souligné par une réplique
qui clarifie tout ce qui était déjà clair. Bref,
la narration a trop souvent des allures de mode d'emploi - tandis qu'une
fois décortiquée l'intrigue se révèle dans
toute sa banalité d'énième variation sur le thème
de l'amour écrit dans les astres mais défendu sur Terre.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le film ne s'éloigne
pas trop des sentiers battus: il n'est donc pas étonnant que
le dernier acte vienne soigneusement clore l'ensemble en réutilisant
chaque détail semé au préalable, d'une manière
si systématique qu'elle en devient presque académique.
Évidemment, Slumdog Millionaire n'est pas un «
mauvais » film. Ses qualités objectives sont même
indéniables: techniquement accompli, très soigneusement
construit, visuellement plaisant. Mais, face à l'engouement général
dont il fait l'objet, on ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit
d'une oeuvre bien ordinaire pour s'attirer tant d'éloges. Divertissement
impersonnel, réactualisant en apparences seulement de vieilles
histoires dont il est permis de questionner la pertinence, le plus récent
film de Danny Boyle n'a pas la pure puissance cinématographique
nécessaire pour transcender les faiblesses inhérentes
de sa mise en scène d'une culture étrangère. Le
spectateur a l'impression d'avoir découvert l'autre, alors qu'il
n'a somme toute que réaffirmé ses préconceptions
à son égard en empruntant - l'instant d'une fiction hautement
romancée se donnant des allures de réalité - un
regard qui ne diffère pas réellement du sien. Par conséquent,
on peut affirmer que Slumdog Millionaire participe à
la construction d'une nouvelle esthétique de l'exotisme; son
problème n'est pas de produire volontairement des images qui
ne sont pas éthiques, mais plus simplement de ne pas se poser
de questions d'ordre éthique. De ce fait, tout potentiel second
degré semble instantanément neutralisé, et il ne
reste du film qu'une coquille vide dont on aura tôt fait de se
lasser.
Version française : Le Pouilleux millionnaire
Scénario : Simon Beaufoy, Vikas Swarup
Distribution : Dev Patel, Anil Kapoor, Saurabh Shukla, Freida
Pinto
Durée : 120 minutes
Origine : Royaume-Uni, États-Unis
Publiée le : 30 Janvier 2009
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