A SINGLE MAN (2009)
Tom Ford
Par Laurence H. Collin
Permettre au célèbre couturier et icône de la mode
Tom Ford d’approcher le texte du roman A Single Man de
Christopher Isherwood, monologue interne d’un veuf homosexuel
le jour de son suicide longuement prémédité, est
une idée qui inspire autant promesses que perplexité.
Novice aux commandes d’un long-métrage, mais ayant poursuivi
une longue carrière en haute couture, Ford s’accapare ici
les tâches de coadaptation, de réalisation et de production
afin de servir une oeuvre élégiaque, aux frontières
d’un chant du cygne pour son protagoniste rabattu. Tissé
en échappades ultra-stylisées vers le passé idyllique
de George (Colin Firth) et de son amant décédé
(Matthew Goode) en opposition avec ses éprouvants retours à
la réalité, le scénario adapté de A
Single Man présente à son maître de jeu un
terrain émotif riche et complexe à sillonner, où
cette douleur intériorisée du personnage central le pousse
continuellement à vivre à cheval entre deux espace temps.
Le récit, campé en 1962 en pleine crise des missiles de
Cuba, conjure d’ailleurs un climat d’appréhension
généralisé, où le citoyen américain
moyen ne s’encombre pas de tolérance ou de compréhension
envers les dissemblables - contrat social que George incorpore fermement
à sa vie personnelle cloîtrée. Ce n’est pourtant
pas à la condition des homosexuels réprimés de
cette époque que Tom Ford s’attarde réellement,
ni à un portrait de l’Amérique post-guerre pré-Beatles
: c’est la perte, la guérison, le souvenir, la nature spécieuse
de la mémoire qui orientent sa lecture de l’écrit
d’Isherwood. Cela, et l’opportunité de livrer une
véritable corne d’abondance de compositions plus symboliques
et pourléchées les unes que les autres, au détriment
de la subtilité que mande le cauchemar intime de sa figure centrale.
Inutile donc de souligner que l’appréciation d’un
spectateur exposé aux 99 minutes phénoménalement
esthétisantes composant A Single Man sera presque directement
proportionnelle à son intérêt envers telle variété
de cinéma : le drame psychologique d’une grande beauté
plastique, branche que ceux faisant preuve d’un peu plus de mauvaise
foi surnommeraient volontiers le ‘‘déco-drame’’.
L’intuition de Ford le conduit ainsi vers des paliers de splendeur
visuelle (cadrages, costumes, décors, accessoires et maquillages
en harmonie irréprochable) qui coupent littéralement le
souffle, l'expression étant ici employée à son
sens le plus dénotatif. Très rares sont les moments où
sa mise en scène laisse respirer les échanges de ses personnages
sans ponctuer le tout de ralentis mélodieux, de plans rapprochés
étouffants, d’images à gros grain ou de changements
de teinte discernables, entre autres. D’une teneur rappelant immanquablement
la publicité haut de gamme, ces agencements élégants,
mais lourdauds, en viennent malheureusement plus souvent à distancier
le spectateur du sentiment humain évoqué à l’écran
qu’à en lui faire enlacer la sensation. Il ne survient
jamais réellement de doute concernant le fait que les tableaux
étalés doivent tous résonner avec l’intensité
fondamentale d’une Signification avec un ‘S’ majuscule
; automatisme excusable pour une première oeuvre, certes, mais
non moins crispant pour quiconque désire écouter le film
plutôt qu'être forcé à le contempler dans
tout son éclat.
Cette sensibilité, cette attention particulière aux musiques
internes des personnages sans surenchère, se retrouve tout de
même en partie estimable dans le travail d’adaptation mené
par Ford et David Scearce. Pleinement investis dans le portrait tragique
d’un homme réservé soudainement frappé par
la foudre d’un hasard funeste, et quasiment dénué
de proches avec qui lamenter la mort de son amoureux (la famille de
ce dernier l’exclut d’ailleurs des funérailles, contrairement
au récit d’origine), Ford et Scearce lèvent très
progressivement le voile couvrant la partie intérieure de George,
pesant le pour et le contre de son propre suicide. Cette journée
« comme les autres » à laquelle nous assistons, vraisemblablement
sa dernière, sera sectionnée autant par des rappels banals
de son quotidien terne (les enfants turbulents des voisins, une marche
sur le campus étudiant, une visite à la banque, etc.)
que des événements plus marquants (une leçon exceptionnellement
fervente sur la peur récitée à ses élèves,
une rencontre fortuite et équivoque avec l’un deux, etc.).
Tel qu’il nous est introduit, George ne semble pouvoir être
fonctionnel dans le monde normal qu’en étanchant sa peine,
en s'accrochant aux objets lui remémorant son passé, par
exemple le chien d’une étrangère lui rappelant le
sien, ou le sourire d’un jeune éphèbe similaire
à celui de Jim, le défunt. Pour illustrer ce retour en
arrière, de courtes monographies (trop) parfaites des jours heureux
du couple, celles-ci de facture encore plus onirique que le reste de
l’ensemble, donneront aux souvenances de George un aspect brodé,
comme purifiées de toutes les disputes ou mécontentements
qui ont pu survenir entre eux. En deuil, conservons-nous vraiment l’essence
de l’être perdu, ou simplement une façade idéalisée?
Ce décalage tacite entre l’existence de George avant et
après le décès de Jim, autant au plan formel que
dans l’écriture, met en relief un témoignage pour
le moins prenant.
Peu à peu, des indices nous serons livrés comme quoi George
Falconer ne semble pas tout à fait avoir renoncé à
la vie. Lorsqu’une soirée passée en compagnie de
Charley (Julianne Moore, pétillante et spirituelle), solitaire
buveuse anglaise divorcée et approximativement de son âge,
se conclura sur un accrochage, George se rendra au bar dans lequel il
fit autrefois la rencontre de Jim. Il sera surpris par Kenny (Nicholas
Hoult, doucereux), soit l’un de ses élèves s’intéressant
grandement à sa philosophie sur les dangers du confinement de
la peur, et appréciant sa compagnie à un niveau quasiment
douteux. Cette scène prolongée, qui pourrait d’abord
sembler flirter avec un homoérotisme mielleux, étend pourtant
très bien le cadre émotionnel de son personnage principal,
allant quérir en lui à la fois un instinct protecteur
vital et une curiosité pour l’avenir, ses découvertes
et ses plaisirs - attributs qui ne figuraient pas dans la représentation
brisée, décolorée de George ayant défilé
devant nos yeux pour le reste du long-métrage. Si la retenue
de Ford quant à ses artifices cinématographique boursouflés
fait plaisir à discerner durant cette séquence, c’est
sans grande surprise que son efficacité étonnante est
d’abord et avant tout redevable à Firth, ici complètement
à nu alors que son personnage se voit, pour une fois, alimenté
plutôt que replié par ses craintes. Avec toute la vitalité
qu’on lui connaît, l’acteur anglais déchire
le cocon de son personnage avec grâce, quittant le film en rayonnant,
et du coup lui pourvoyant également ce pincement humain précédemment
trop étouffé. Il est assez dommage que la finale, contorsion
ironique assez peu concluante au grand écran, ne rende pas la
monnaie qui était envisagée par l’emploi d’un
tel bouleversement. Il est aussi dommage d’avoir pu éprouver
le meilleur des atouts filmiques de Ford, autant derrière sa
caméra que dans sa plume, tout juste avant la tombée du
rideau. En tout état de cause, l’attrait que présente
cet appliqué A Single Man demeure considérable
- cela dit, pour quiconque est en mesure de grimper jusqu'au sommet
d'un massif d’effets stylistiques franchement poseurs pour vouloir
y trouver l'étude d'un personnage aussi déchirant. Pour
les plus intransigeants, à tout le moins, le premier film de
Tom Ford fait très bien office de sa propre parodie.
Version française : Un Homme au singulier
Scénario : Tom Ford, David Scearce, Christopher Isherwood
(roman)
Distribution : Colin Firth, Julianne Moore, Nicholas Hoult, Matthew
Goode
Durée : 101 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 8 Janvier 2010
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