LE SILENCE DE LORNA (2008)
Jean-Pierre Dardenne
Luc Dardenne
Par Louis Filiatrault
S'il existait une échelle évaluant la fiabilité
des cinéastes contemporains, il ne fait aucun doute que Jean-Pierre
et Luc Dardenne s'y classeraient hauts et triomphants. Depuis 1996 et
le glissement vers la fiction que fut ce qui demeure peut-être
encore leur meilleur film (La Promesse), les deux Belges enchaînent
coup sur coup, patiemment mais sûrement, des oeuvres bouleversantes
qui ne laissent aucun cinéphile indifférent. Mais si le
seul nom « Dardenne » garantit presque certainement une
expérience dramatique à couper le souffle, l'enthousiasme
continu envers leur travail s'ouvre aussi à une appréciation
beaucoup plus profonde. En effet, par leur cinéma, les auteurs
renouvellent considérablement (et de façon continue) la
manière cinématographique de représenter la «
réalité », tissu complexe de déterminismes
économiques et d'arbitraire anecdotique. Avec L'Enfant,
ils semblaient déjà à la recherche d'un nouveau
regard, d'un retour à l'équilibre entre la peinture sociale
brute de leurs débuts documentaires et le penchant plus irrationnel
de leur dramaturgie (qui menaçait de prendre toute la place dans
Le Fils). De façon réjouissante, Le Silence
de Lorna poursuit cette quête avec un dosage accompli de
sobriété descriptive et d'intensité émotive.
Ayant célébré par le passé les prestations
d'acteurs extraordinaires qui ont jalonné leurs oeuvres, c'est
le scénario des frères Dardenne que les jurés ont
choisi d'honorer lors du dernier festival de Cannes. C'est peut-être
aussi sur ce plan que Le Silence de Lorna marque le plus grand
écart avec les films qui l'ont précédé:
exceptionnellement chargé dans sa trame, le traitement narratif
des auteurs n'a jamais fait tant de place à la suggestion, au
décalage entre le savoir du spectateur et celui des personnages.
À ce titre, tout le monde a déjà souligné
la cinglante ellipse entraînant ce récit, celui d'une personnalité
complexe reprenant et perdant à nouveau le contrôle de
son existence, dans son angoissante deuxième partie. Mais c'est
sans parler du curieux (et stimulant) effort de construction qu'imposent
les auteurs dans le décodage de cet univers, du sens de la retenue
face aux quelques éléments plus sordides et à la
souffrance intériorisée de l'héroïne. Ce qui
peut paraître clair au départ (le mutisme résigné
de l'immigrante face à la domination des hommes, le rêve
d'un mode de vie harmonieux, concerté...) en arrive à
devenir bien plus ambigu, au point où l'amoncellement de revirements
et leurs implications finit par dépasser l'entendement, celui
du lecteur comme de la protagoniste. C'est la conduite limpide et captivante
assurée par les cinéastes qui épargne au film le
dérapage, et ce jusque dans son épilogue aussi étrange
que paisible, concis et touchant.
S'il se présente à l'évidence, dès son ouverture,
comme une expérience beaucoup moins physique que Rosetta
ou Le Fils, Le Silence de Lorna demeure le fruit d'une
mise en scène du corps extrêmement inspirée. Comme
toujours chez les Dardenne, les personnages se présentent et
se définissent à travers leurs déplacements constants,
leurs postures variables, leurs violences subites et toujours déchirantes.
Mais si L'Enfant semblait déjà abandonner le
télé-objectif dans l'intention de mieux laisser respirer
son drame et d'observer les états de son héros d'un point
de vue plus extérieur, ici la caméra semble encore plus
discrète et inclusive (un choix esthétique tout à
fait approprié à un récit dépassant de loin
celui de la seule Lorna). Particulièrement brillante, la scène
où une querelle pour le moins agitée se métamorphose
méthodiquement, sans un mot, en rapport sexuel, témoigne
de la maîtrise totale des cinéastes sur leur gestion de
l'espace et du cadre, plus précis que jamais (sans pour autant
se réclamer d'une trop grande stabilité). Par leur réalisation,
les frères Dardenne continuent de remettre en question le «
plan » comme unité absolue du langage cinématographique,
mais le composent néanmoins avec soin pour le rendre parlant
et participant.
Tous ces choix stylistiques, pour la plupart transparents, sont de toute
évidence mis au service d'un récit passionnant et troublant
de lucidité. Car les frères Dardenne demeurent avant tout
des conteurs doués et dévoués, appliquant leur
talent (et leur modestie) à l'illustration de leurs inquiétudes
et de leurs espoirs. Dans ce monde où l'argent fait et brise
les rêves (le premier plan montre une liasse de billets glissée
sous la vitre d'un guichet de banque), où la société
impose des clivages drastiques et tout-puissants, les auteurs s'accrochent
aux brefs moments de répit que s'allouent de perpétuels
guerriers, rendent hommage à la détermination féminine
et donnent un sens éclairé au désir de maternité.
Quelque part entre Import/Export de Ulrich Seidl, qui dans
ses meilleures portions illustrait le quotidien d'une femme lumineuse
brisée par un milieu hostile, et l'exposé provoquant sur
le caractère contagieux du capitalisme qu'effectuait Ken Loach
dans It's a Free World, Le Silence de Lorna trouve
sa voie en réitérant une écriture cinématographique
sincère, à la frontière de l'impersonnel, continuellement
tournée vers la pulsion de l'« être » et son
expression ordinaire. Mais en démontrant également un
sens de l'analyse et de l'organisation fictionnelle supérieur
à celui de leurs derniers efforts, les frères Dardenne
apportent un nouveau souffle à leur filmographie, et se manifestent
avec une pertinence vivifiante dans un milieu artistique qui n'a sûrement
pas fini d'en faire les hommages.
Version française : -
Scénario :
Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne
Distribution :
Arta Dobroshi, Jérémie Renier, Fabrizio
Rongione, Alban Ukaj
Durée :
105 minutes
Origine :
Belgique
Publiée le :
20 Février 2009