LES SIGNES VITAUX (2009)
Sophie Deraspe
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y a trois ans, Sophie Deraspe signait avec Rechercher Victor
Pellerin un premier film prometteur et un brin narquois qui jouait
avec une étincelle de malice sur l'illusion de vérité
associée aux conventions documentaires. L'exercice avait toutes
les caractéristiques d'un brillant canular auquel le spectateur
acceptait de participer avec plaisir, à la fois complice et victime
du coup monté. Réflexion sur le milieu artistique, Victor
Pellerin effectuait un brouillage des frontières du cinéma;
sa fiction cherchait à contaminer le réel, notamment par
cet effort parfaitement assumé d'induire son public en erreur.
Encore une fois, Deraspe travaille avec Les Signes vitaux sur
le point de rencontre entre la fiction et le documentaire. Mais ce qui
était précédemment un jeu a évolué
pour embrasser des enjeux autrement plus sérieux, et ce second
long-métrage s'impose d'emblée par la gravité des
thèmes qu'il aborde. Suivant le parcours de Simone (Marie-Hélène
Bellavance), jeune étudiante qui abandonne Harvard et sa liaison
romantique avec un aspirant musicien (Francis Ducharme) pour se consacrer
à l'accompagnement de patients en phase terminale suite à
une visite dans un centre de soins palliatifs, Les Signes vitaux
plonge corps et âme dans un univers marqué par la présence
constante de la mort de même que par une souffrance lancinante
que la caméra crue de Deraspe refuse de censurer.
Estomaquant, le film l'est dans la mesure où il révèle
une mise en scène de fiction qui ose s'engager dans un réel
sensible (aux deux sens du terme) et témoigner d'une expérience
intime de la mort. Un projet délicat que la jeune cinéaste
québécoise aborde avec un doigté et une intelligence
qui exigent l'admiration. Au centre du film se trouve Simone, actrice/réceptrice
qui figure en quelque sorte le dispositif d'accompagnement mis en place
par la réalisatrice. Rappelant sous certains aspects l'oeuvre
de Raymond Depardon, ou plus proche d'elle l'excellent Hommes à
louer de Rodrigue Jean, Les Signes vitaux a le courage
de questionner l'éthique de sa propre démarche. Qu'est-ce
qui constitue un regard respectueux, face à la douleur d'un sujet
filmé? À quel moment la compassion se transforme-t-elle
en indiscrétion? Au-delà de la dureté des images
captées, c'est la question d'un rapport moral à celles-ci
que met en évidence la cinéaste par l'entremise des problèmes
que soulèvent les agissements de sa principale protagoniste.
Dépassant la simple fonction de témoin des événements,
le cinéma se fait dans le cas présent intervenant, la
caméra provoquant par la relation qu'elle développe avec
ses sujets des moments de vérité tantôt drôles,
tantôt déchirants. La vie dans tout ce qu'elle a de simple
radieux y côtoie la mort dans tout ce qu'elle a d'abyssal, d'énigmatique.
Cette proximité passe par la contemplation franche des corps
dans leur décrépitude, par l'acceptation des cicatrices
et des effets visibles du vieillissement qui les marquent de manière
indélébile. Deraspe propose une mise en scène réfléchie,
sans être froide, de phénomènes physiques qu'un
cinéma obsédé par la perfection des surfaces a
tendance à occulter. Si Les Signes vitaux ébranle
tant, c'est ainsi parce qu'il s'attaque à une sorte d'interdit:
la représentation purement biologique, sans fioritures poétiques,
du passage du temps. Son film donne à voir, comme rarement le
cinéma s'est permis de le faire, la dimension tangible de cet
effritement progressif et inexorable du corps. Chaque élément
de la réalisation travaille à l'unisson pour conférer
un impact physique, que le spectateur ressent viscéralement,
aux manifestations de cette réalité: le travail enveloppant
du son et l'intégration de la musique à la respiration
profonde du montage viennent appuyer la douleur sourde de certaines
images à la limite de l'insoutenable. Heureusement, la cinéaste
capte aussi les corps passionnés de ses jeunes amants avec une
fougue qui s'offre en contraste aux membres figés des patients
rencontrés - filmant leurs ébats amoureux avec une férocité
qui transpire une transcendante fureur de vivre. Les corps sont ici
poussés jusqu'à leurs limites, d'un extrême à
l'autre.
En parallèle à ces considérations fondamentalement
corporelles le film développe toute une réflexion sur
la disparition d'une religion qui donnait à la souffrance un
sens, voire une vertu salvatrice. Trace tangible d'un fossé entre
les générations, réunies ici par un lien d'abord
matériel, la religion n'est presque jamais abordée de
front (le film y fait une seule référence vraiment directe)
mais s'installe de manière pertinente en guise de trame de fond,
enrichissant le discours d'une dimension supplémentaire. On pourrait
même dire que la définition de la spiritualité évolue
au fur et à mesure que progresse le film. Le positionnement emphatique
de symboles chrétiens au cours des premières séquences
cède ainsi le pas à une mise en scène de la mort
qui tient presque du rituel, comme si le cinéma lui-même
occupait en l'absence de la religion la fonction qui lui incombait autrefois.
Pour marquer ces décès ponctuant le film, la cinéaste
instaure un cérémonial formel personnel qu'elle répète
de manière systématique - un plan délicatement
méditatif, surplombant le défunt, qui met un terme à
la démarche d'accompagnement par un dernier hommage. Ainsi, le
cinéma assume pleinement le rôle qu'il s'est donné
de suivre jusqu'au bout les humains qu'il choisit de fréquenter.
Certes, on pourrait regretter le fait que le scénario souffre
de certains relâchements, cibler certaines répliques faciles
répétant inutilement ce que le film a déjà
su dire autrement ou encore douter du « miracle » par lequel
Sophie Deraspe décide de clore le tout. Mais Les Signes vitaux
surplombe aisément ce type de préoccupations; par la richesse
de sa mise en scène, la générosité de son
regard, la noblesse de ses intentions, il s'impose dans un premier temps
par sa nécessité. Au coeur d'une cinématographie
nationale carburant principalement aux oeuvres gratuites (bêtement
mercantiles, grossièrement narcissiques, vainement nostalgiques),
le second long-métrage de Deraspe confirme l'émergence
d'une voix forte et distincte. Donnant au pourtant très bon Rechercher
Victor Pellerin des allures de simple coup d'essai, Les Signes
vitaux surprend par sa grande maturité - fruit d'une rencontre
concluante entre une certaine compréhension des enjeux théoriques
actuels de la création cinématographique et un authentique
humanisme. Ses plus belles scènes émeuvent parce qu'elles
puisent leur force à même la vie, mais Deraspe a compris
que le cinéma empruntant au réel lui est redevable et
que son statut d'art ne lui donne pas la permission de le vampiriser.
Ne serait-ce que pour cette raison, son film force l'admiration.
Version française : -
Scénario :
Sophie Deraspe
Distribution :
Marie-Hélène Bellavance, Francis
Ducharme, Suzanne St-Michel
Durée :
87 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
8 Octobre 2009