SICKO (2007)
Michael Moore
Par Alexandre Fontaine Rousseau
En 1989, Michael Moore avait provoqué tout un tollé avec
son premier film Roger & Me - un ludique « documentaire
» sur les aventures d'un jeune cinéaste cherchant à
rencontrer le président directeur général de General
Motors. Aujourd'hui, il est impossible de penser le complexe personnage
médiatique qu'est devenu Moore sans réfléchir aux
multiples controverses dont il fait l'objet. Mais, à l'époque
de sa sortie, Roger & Me fût un succès retentissant
pour des raisons claires et simples: très drôle, original
dans sa forme, ingénieusement monté, efficace, il proposait
une analyse cinglante et accessible de la nouvelle Amérique de
Ronald Reagan. C'est ainsi que Moore devint, dans les années
90, une figure de proue de la gauche aux États-Unis. Habile caricaturiste
et fin manipulateur, il sût s'imposer en tant qu'image atypique
de la dissidence politique: « l'homme moyen » se révoltant
contre le système, et plus précisément contre la
dictature de l'entreprise privée. L'individu devenu phénomène,
comme toute personnification d'une idée, en vint par ailleurs
à faire ombre à sa cause - problème particulièrement
patent tout au long de son troisième film The Big One,
dont il était le seul sujet tangible. Tant et si bien qu'actuellement,
il est plus souvent question de Michael Moore et de ses méthodes
que des problèmes sociaux qu'il soulève.
La réception réservée à Sicko est
exemplaire de cette situation: partout, le film est analysé en
fonction de sa position particulière dans l'oeuvre de l'auteur
de Bowling For Columbine. Sicko fait en effet suite
à l'échec politique du succès commercial Fahrenheit
9/11: le fameux brûlot, primé à Cannes en 2004,
n'a pas atteint son objectif électoral qui était de saborder
la campagne de George W. Bush. Mais, plus encore, ce film sur les défauts
du système de santé américain arrive dans la foulée
d'une série d'attaques visant l'honnêteté même
du cinéaste ainsi que la validité de sa forme particulière
de cinéma documentaire. Il arrive aussi au beau milieu d'un ras-le-bol
généralisé, résultat tout naturel d'un tel
monopole de l'attention publique: Michael Moore, devenu pan autonome
de la culture populaire, semble avoir été rejeté
à la fois par le monde de la politique et du cinéma. Peut-être
est-ce pour cette raison qu'il semble vouloir s'effacer tout au long
de Sicko, disparaître derrière la caméra
après s'être si fréquemment mis en scène.
Sicko affiche en ce sens une réaction intelligente à
certains des excès de Fahrenheit 9/11: il tempère
cette tendance du cinéaste à faire de son combat personnel
l'enjeu essentiel du film.
Malheureusement, Moore ne peut s'empêcher de capitaliser sur ce
qui, finalement, demeure l'élément le plus irritant de
sa démarche: cette tendance franchement populiste à miser
sur les émotions pour défendre ses positions. Du «
drame humain », Sicko en étale à n'en plus
finir. Et sa caméra, à force de fixer les malades larmoyants
et les proches en pleurs de victimes innocentes, est coupable d'une
certaine complaisance condamnable. Moore n'observe plus la réalité;
il va y glaner les images dont il a besoin. Pour cette raison, son cinéma
ne relève pas du documentaire mais bien du pamphlet. Une fois
cette distinction acceptée, notre jugement n'est donc plus à
formuler en termes d'éthique documentaire mais bien d'efficacité
pamphlétaire. Or, dans cette optique, Sicko s'avère
un film quelque peu chancelant et pétri de compromis qui ne possède
pas la formidable force de frappe de Roger & Me ou encore
de Bowling For Columbine. Le problème exposé
est probant: mais Moore en brosse un portrait très incomplet,
substituant les sentiments aux faits et tronquant à sa guise
les informations dans le but de rendre son propos limpide.
À cet égard, Sicko est exemplaire du manque de
rigueur que l'on reproche généralement à Moore.
Notre polémiste à casquette, dans le but de critiquer
le système de santé privé aux États-Unis,
compare ainsi la qualité des traitements que reçoivent
des Américains pauvres à ceux dont bénéficient
de riches Français. Moore est prêt à dire des énormités
si elles vont dans le sens de son argumentation: il vante les conditions
de vie dans la prison militaire de Guantánamo, présente
les Conservateurs canadiens comme de fiers défenseurs du service
de santé public. Partout où passe le cinéaste,
les nuances s'effacent; ça, nous le savions déjà.
Mais le problème de Sicko est plus profond encore. Autrefois
irrévérencieux cinéaste de terrain, Moore ne s'aventure
plus dans le réel que dans des conditions extrêmement contrôlées.
Et, pour cette raison, son film semble figé, prédigéré,
dépourvu de tout imprévus. Hors, en s'excluant de la pluralité
humaine pour se retirer une bonne fois pour toute dans son univers hermétique,
le cinéaste s'est en quelque sorte banni du monde politique.
Mais, malgré quelques bons moments, Sicko manque surtout
de mordant. De toute évidence, Moore cherche ici à renouveler
son image. Plus posé, sérieux et mature, il n'est plus
ce sympathique bouffon pourfendeur de capitalistes; l'Américain
conscientisé est devenu homme du monde, perdant en bonne partie
son goût pour la caricature décapante. Le nouveau Moore
démocrate et tempéré ne provoque plus que gentiment,
et son humour s'est adouci au point d'être généralement
inoffensif: on esquisse un sourire lorsqu'à juste titre il ramène
à la surface cette vieille crainte viscérale qu'ont les
États-Unis pour tout ce qui est « socialisme » et
rime avec « communisme ». Et, lorsqu'il traîne quelques
« héros du onze septembre » délaissés
par leur nation à Cuba pour qu'ils y découvrent les bienfaits
du système de santé instauré par le tyran rouge
Fidel Castro, ce sont des années d'endoctrinement patriotique
qui sont fondamentalement ébranlées. Sauf que ces instants
fugaces de cynisme carnassier sont noyés dans une mer de bons
sentiments et de décorum forcé. Au fond, Sicko
semble avoir été écrit avec ses détracteurs
en tête.
Certes, la question d'une véritable privatisation du droit de
vivre mérite que l'on s'y attarde; et lorsque Moore affirme qu'il
est irrationnel de laisser les lois du marché dicter l'accès
aux médicaments, il est bien difficile de ne pas être sympathique
à sa cause. Mais la question à se poser va plutôt
comme suit: la cause qu'il défend a-t-elle besoin d'un Michael
Moore? Moore, quant à lui, ne se pose pas de questions. Il va
chercher les réponses dont il a besoin. Or, force est d'admettre
que le réalisateur n'est jamais en mesure avec Sicko
d'articuler une thèse forte avec ses images préconçues.
Il semble plus souvent qu'autrement préoccupé par la perception
qu'aura le spectateur de son avatar, et sa disparition au profit du
sujet n'est somme toute qu'une nouvelle stratégie formelle ramenant
toute cette entreprise à l'ego surdimensionné d'un personnage
de plus en plus confus...
Version française :
Malade
Scénario :
Michael Moore
Distribution :
Michael Moore, Tony Benn, Reggie Cervantes, John
Graham
Durée :
123 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
7 Avril 2008