A SERIOUS MAN (2009)
Ethan Coen
Joel Coen
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les frères Coen savent parfaitement quand et comment terminer
un film. Dans le cas présent, c'est par l'équivalent d'un
point de suspension que les auteurs de Fargo choisissent de
clore ce récit qui n'est au fond qu'une suite d'interrogations
auxquelles rien ni personne ne possède de réponse claire.
Suspension trouble, pleine de cette menace perpétuelle qui plane
sur les protagonistes de ce drame trop dramatique pour être vrai
- donc parfaitement cinématographique. Le cinéma, on l'a
souvent dit, est au coeur de la démarche de Joel et Ethan Coen.
Mais il est dans A Serious Man plus difficile à détecter,
peut-être parce qu'il s'y avère rarement cité; peut-être
s'agit-il par conséquent du plus « pur » de leurs
films, le cinéma n'y étant plus vraiment l'objet, mais
plus simplement l'instrument de leur art. C'est sans conteste le cinéma
qui transforme cette banlieue monotone du Minnesota en un fertile terreau
visuel, habité plutôt que dépossédé
par la poésie de son propre vide. Mais plus encore, c'est le
cinéma qui condamne la famille Gopnik, maudite par un prologue
renvoyant tout de même au genre fantastique, à errer sans
aucun répit d'un drame à l'autre. Les Gopnik sont sacrifiés
à l'écran, subissant en l'espace d'un film ce qui s'échelonne
généralement sur une vie humaine ou deux; et la soif de
drame du récit narratif les force à endurer ce qu'il convient
presque de qualifier de condition cinématographique
- surhumaine, carrément surréaliste. L'absurde, ligne
directrice d'une filmographie phénoménale qui sous le
couvert de s'attaquer à tous les canons possibles du cinéma
américain classique sert essentiellement à réitérer
film après film ce concept fondamental, envahit ainsi chaque
instant de ce long-métrage à la limite vindicatif.
De prime abord désarçonnant, parce qu'éminemment
personnel, A Serious Man apparaît à la limite
comme un acte de transition pour les frangins tant le ton qu'ils y adoptent
détonne clairement de ce à quoi nous avait habitués
l'ensemble de leur oeuvre. Leur héritage juif, moteur de cette
histoire que l'on sent au moins dans l'esprit légèrement
autobiographique, est, certes, inspecté avec cette dérision
caractéristique du regard qu'ils posent depuis Blood Simple
sur l'Amérique; mais quelque chose dans la manière de
le faire surprend, le décalage humoristique cédant souvent
le pas à un cynisme dur et dépourvu d'espoir. Ce sont
les Coen ayant signé No Country For Old Men qui nous
livrent cette charge en règle contre la religion, impératif
culturel auquel se dévouent leurs personnages sans jamais qu'elle
n'offre en retour ces réponses qu'elle prétend posséder.
Les trois rabbins que rencontrent en désespoir de cause le pauvre
Larry sont soit incroyablement naïf, absolument indéchiffrable
ou tout bonnement inaccessible; et le grand secret de la vie révélé
à Danny suite à sa bar-mitzvah est un bout de texte emprunté
à Somebody to Love du Jefferson Airplane, dont le psychédélisme
enivré appuie à merveille l'atmosphère mystique
ambigüe et un brin onirique du film. Cette incertitude spirituelle
qu'évoque une autre chanson du groupe employée avec brio
comme leitmotiv, Comin' Back to Me, les Coen la mêle
à cette puissante mélancolie que dégagent les plus
beaux plans du film: Larry découvrant du haut du toit sa voisine
nue, littéralement emboîtée dans sa cours, ou ce
fameux plan final où Donny observant l'horizon incertain semble
comprendre subitement qu'il est, à l'instar de son père,
condamné à confronter l'obscure absurdité du monde.
Éternellement.
À ce moment précis, il fixe un trou noir existentiel que
Joel et Ethan Coen sont depuis longtemps passés maître
dans l'art de mettre en scène; et, bien que leur méthode
ait quelque peu évolué, cette articulation entre la caricature
et le non-dit qui fait toute la finesse de leur cinéma demeure
d'une foudroyante perspicacité. En retournant la caméra
vers eux-mêmes, ils ont bien entendu perdu une partie de cette
distance qui caractérisait leur regard sur le monde. Ce n'est
pas mieux ou moins bien, simplement différent - et à ce
point dans leur carrière voici deux cinéastes qui peuvent
bien se permettre d'être différents d'eux-mêmes si
ça leur chante. Mais on s'étonne tout de même de
découvrir que cette voie introspective, plutôt que d'inspirer
l'habituelle nostalgie pétrie aux bons sentiments qui s'empare
souvent des réalisateurs revisitant leur passé, ait enfanté
l'un des films les plus acerbes et maussades de la carrière des
Coen. L'humour, plus que jamais, est parfaitement pince-sans-rire; l'absurde
au lieu de s'illustrer dans l'extravagance se déploie dans l'insoutenable
banalité. Et Larry Gopnik est l'ultime « homme qui n'était
pas là » de ce bestiaire d'individus moyens, voués
à la médiocrité, auxquels les Coen ont consacré
leur incontestable talent. C'est une figure tragique qui, sans être
totalement antipathique, est dépeinte de manière absolument
impitoyable par deux individus qui ont depuis longtemps accepté
la part de ridicule inhérente à la condition humaine.
Autrefois, leur cinéma offrait par sa dimension comique une sorte
d'exutoire; mais A Serious Man est dominé par une amertume
intransigeante, les rires y étant toujours jaunes et l'espoir
illusoire.
Au bout du compte, les moments les plus optimistes du film sont imaginés
ou temporaires. Les réconciliations tiennent du compromis. Les
résolutions ne sont au fond que des oeillères. En somme,
rien ne va plus dans l'Amérique des frères Coen - depuis
toujours royaume du non-sens - mais le cinéma donne à
tout le moins une forme tangible à ce constat violemment pessimiste.
Le septième art, chez eux, a toujours servi à ordonner
le chaos de l'expérience humaine. L'idée est cette fois
tout simplement plus nette que jamais, la conclusion plus définitive
et la proximité intime du réel représenté
plus douloureuse. A Serious Man étonne par son austérité
relative, qui rend plus explicite que jamais le désenchantement
de ses auteurs; mais ce désenchantement a toujours été
là, même si c'est en sourdine, sorte de monstre tapit dans
l'ombre de leurs plus ludiques envolées. En ce sens, ce long-métrage
est peut-être le plus franc à ce jour dans la carrière
des Coen - les cinéastes y délaissant presque totalement
les jeux formels et les simagrées pour se concentrer sur l'essence
de leur discours. Certains diront que le plaisir s'y perd un peu, mais
après la brillante escapade Burn After Reading cette
oeuvre plus sévère confirme cette impression laissée
par The Man Who Wasn't There ou encore par le génial
No Country For Old Men: que les Coen sont rongés par
une profonde solitude et animés par cet individualisme acariâtre
qu'ont en commun les grandes oeuvres classiques des États-Unis.
Et, au-delà du cinéma, on est en droit de penser que c'est
à la tradition d'Henry Miller et d'Ernest Hemingway qu'ils peuvent
aujourd'hui prétendre aspirer.
Version française : -
Scénario : Joel Coen, Ethan Coen
Distribution : Michael Stuhlbarg, Richard Kind, Fred Melamed,
Sari Lennick
Durée : 105 minutes
Origine : États-Unis, Royaume-Uni, France
Publiée le : 11 Novembre 2009
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