THE SECRET LIFE OF WORDS (2005)
Isabel Coixet
Par Jean-François Vandeuren
Hanna (Sarah Polley) travaille dans une fabrique de produits d’emballage
située quelque part en Irlande du Nord. La jeune femme vit une
existence on ne peut plus banale et rangée, elle qui est visiblement
peu bavarde et qui semble souffrir de sérieux problèmes
auditifs, et même de certains troubles obsessionnels compulsifs.
D’ailleurs, pour des raisons nébuleuses, Hanna n’est
capable de se nourrir que de pommes, de riz et de croquettes de poulet.
Suite aux pressions de quelques-uns de ses collègues de travail,
tous jaloux de son rendement exemplaire, l’employeur d’Hanna
enverra celle-ci en vacances forcées, elle qui n’avait
pas pris la moindre journée de repos en plus de quatre ans. Cette
dernière partira ainsi jouer les touristes avant d’intercepter
une conversation dans un restaurant entre deux hommes, dont un recherchant
désespérément une infirmière qualifiée
pour aller prendre soin d’un patient sur une plateforme pétrolière.
Répondant aux critères demandés, Hanna se portera
aussitôt volontaire pour effectuer le voyage. Elle devra dès
lors s’occuper de Joseph (Tim Robbins), un ouvrier qui fut gravement
brûlé alors qu’il tenta en vain de secourir l’un
de ses confrères au cours d’un violent incendie. Durant
son séjour au beau milieu de cette immense masse d’eau,
la femme réalisera rapidement qu’elle est entourée
de personnages qui, ironiquement, cherchent eux aussi à s’isoler
du reste du monde. À force d’essayer, Joseph, dont la personnalité
s’avèrent être l’opposé total de celle
d’Hanna, réussira à percer la muraille derrière
laquelle s’est réfugiée son infirmière depuis
déjà bon nombre d’années. Son monologue sans
écho prendra ainsi progressivement la forme de véritables
échanges au cours desquels les nouveaux complices réaliseront
qu’ils sont tous deux unis par d’importantes blessures physiques
et psychologiques.
Évidemment, l’épanouissement d’une telle relation
ne s’effectuera pas du jour au lendemain alors qu’il est
assez clair que, d’un côté comme de l’autre,
on ne désire aucunement expliquer le présent en déterrant
certains événements troubles du passé. Un manque
de transparence qui créera une distanciation entre le spectateur
et les deux protagonistes (entre eux), lesquels esquiveront plusieurs
questions fondamentales en refusant simplement d’y répondre
ou en adoptant une attitude beaucoup plus joviale afin de masquer certaines
douleurs qui ne semblent toujours pas vouloir disparaître. L’objectif
sera ainsi de découvrir ce que cherche tant à fuir Hanna
en travaillant de la sorte et en se dissociant de tout ce qui l’entoure,
mais aussi de faire la lumière sur les réelles circonstances
de l’accident ayant grièvement blessé Joseph et
conduit à la mort de son plus proche camarade. La réalisatrice
d’origine espagnole jouera également de finesse en plaçant
ses deux sujets au coeur d’une situation pour le moins particulière
dans laquelle elle accordera une importance de plus en plus marquée
aux sens et à l’instinct. D’un côté,
Joseph n’aura pas la chance de pouvoir observer son infirmière,
lui qui aura perdu momentanément l’usage de la vue à
la suite de l’incendie. De l’autre, Hanna, tel un spectre,
sera peut encline à dévoiler quoi que ce soit sur sa personne,
elle qui ira même jusqu’à induire son patient en
erreur. Une barrière psychologique qui s’affaissera évidemment
de jour en jour et dont Coixet illustrera habilement la disparation
en soulignant, à l’opposé, le rapprochement entre
les deux êtres sur le plan physique. Une proximité grandissante
qui mènera à une séquence absolument bouleversante
dans laquelle Hanna révélera finalement les causes de
son traumatisme à son nouvel ami tout en lui faisant toucher
ses blessures.
La cinéaste insistera d’ailleurs dès le départ
sur une image particulièrement évocatrice de cette opposition,
qu’elle comparera à la relation existant entre l’eau
et le pétrole : deux liquides que l’on dit souvent immiscibles,
mais dont la rencontre est en soi tout ce qu’il y a de plus nécessaire.
Une métaphore que Coixet articulera également autour d’une
forte thématique du destin dont elle édifiera les bases
d’une manière tout aussi lucide et émouvante, à
défaut d’en tirer un scénario riche en rebondissements
et en surprises de toutes sortes. La réalisatrice esquisse néanmoins
avec grâce les différentes étapes qui mèneront
à ce retour inespéré à la vie, à
cette véritable renaissance au coeur de laquelle aucune émotion
ne sera prise à la légère tandis que la moindre
ouverture psychologique de la part de la principale concernée
sera traitée avec une retenue tout à fait exemplaire.
Ainsi, à l’intérieur de ce microcosme évoluant
à des miles de la terre ferme, Hanna réussira finalement
à réintégrer le monde par la porte de côté
en allant chercher quelque chose chez chacun de ces individus que Coixet
définira comme de véritables outsiders, mais sans toutefois
les rendre inutilement extravagants. La réalisatrice se servira
d’ailleurs judicieusement de cet îlot entouré de
l’infiniment grand pour intensifier cette humanité fleurissant
entre ses murs, optant pour des plans plus éloignés pour
les séquences extérieures et des cadrages beaucoup plus
rapprochés lorsque l’action se déroule à
l’intérieur. La direction photo de Jean-Claude Larrieu
illustre en soi parfaitement cette poésie visuelle tout en se
prêtant allègrement au jeu d’un montage unissant
ces images sublimes à des morceaux de musique particulièrement
bien choisis, pigeant notamment dans le répertoire d’Anthony
and the Johnsons en plus d’utiliser d’une manière
on ne peut plus appropriée la magistrale All the World Is
Green de Tom Waits.
Il s’agit d’ailleurs d’un stratagème que la
cinéaste utilisera fréquemment tout au long du film, lequel
ne deviendra fort heureusement jamais répétitif et servira
habilement de pont entre les différentes phases de la progression
des deux principaux personnages et de leurs « semblables ».
Ce ne sera néanmoins que lorsque la carapace d’Hanna aura
finalement été percée que nous comprendrons réellement
les enjeux de cette oeuvre d’une grande humanité dont le
contexte de guérison suivant une expérience de guerre
particulièrement révoltante n’aurait pu être
plus finement édifié. The Secret Life of Words
est d’ailleurs dédié à l’IRCT (International
Rehabilitation Council for Torture Victims) - la fondatrice de l’organisme,
la docteure Inge Genefke, y livrant même un poignant discours
sous les traits de l’actrice Julie Christie (d’une grande
lucidité). Heureusement, le dernier droit de l’effort n’apparaîtra
pas comme une révélation trop tardive devant justifier
toutes les séquences présentées précédemment,
mais bien comme la dernière pièce du puzzle qui permettra
à l’ensemble d’acquérir une valeur beaucoup
plus significative, et d’autant plus symbolique. Nous comprendrons
également davantage ce choix de lieu pour le moins inusité,
tout comme la présence de cette voix enfantine apparaissant à
l’occasion sous la forme d’une narration en voix off, telle
la manifestation d’un passé n’ayant désormais
comme attaches que la douleur et la tristesse. Une voix dont Hanna ne
pourra jamais se dissocier complètement, mais qu’elle réussira
à tenir suffisamment longtemps à l’écart
pour se donner de nouveau le droit de vivre. Une finale des plus optimistes
qui était évidemment de mise, elle qui saura réjouir
même le plus cynique des cinéphiles. Un long parcours vers
une existence un peu plus normale que Coixet aura su illustrer avec
tact et simplicité tout en tirant profit de l’immense talent
de ses deux interprètes.
Version française :
La Vie secrète des mots
Scénario :
Isabel Coixet
Distribution :
Sarah Polley, Tim Robbins, Sverre Anker Ousdal,
Javier Cámara
Durée :
115 minutes
Origine :
Espagne
Publiée le :
28 Janvier 2010