THE SEARCHERS (1956)
John Ford
Par Louis Filiatrault
« Le film américain le plus influent de tous les temps.
» Voilà la déclaration la plus souvent clamée
au sujet de The Searchers, classique de John Ford autour duquel
s'est établie, avec le passage des années, une sorte d'aura
mythique, contournant la réception tiède qu'il connut
au moment de sa sortie. Objet de vénération des débuts
des Cahiers du cinéma, étudié en profondeur par
les bénéficiaires des premières formations spécifiques
en cinéma de New York et Los Angeles (celles où bourgeonnèrent
les obscurs Spielberg et Scorsese), The Searchers correspond
peut-être au moment où le duo des deux John, Ford et Wayne,
décide enfin d'inscrire un certain discours critique au sein
d'un de leurs projets épiques et ambitieux, un point de vue différent
qu'un romantisme grandiose parviendrait à souligner. Cette entreprise
noble peut être célébrée pour son courage
et pour le riche potentiel de sa vision, mais comme c'est si souvent
le cas chez nos voisins des États-Unis, il s'agit d'un cas où
le mythe dépasse la réalité, et une lecture contemporaine
se doit d'en reconnaître les maladresses.
The Searchers s'ouvre, tout simplement, sur l'un des plus beaux
plans de l'histoire du cinéma d'Amérique, sinon du monde.
Tranchant l'obscurité originelle comme du beurre, une femme en
tablier ouvre une lourde porte de bois et révèle, encore
une fois chez Ford, la splendeur de la Monument Valley, cette fois-ci
pour la première fois dans une explosion de Technicolor. Le vent
souffle sur le désert pour accueillir Ethan Edwards, héros
de guerre en quête d'un peu de répit à la suite
d'un long voyage. La générosité des cadrages et
le lyrisme total de la musique de Max Steiner chargent la scène
d'une émotion dévastatrice et la gravent dans la mémoire.
Elle installe aussi à merveille ce thème si caractéristique
du western, celui du mystérieux cavalier venu de loin, et annonce
un récit impliquant à tout le moins le désir d'un
certain confort, d'une paix de l'esprit.
Mais un détail détonne de la scène: le chien domestique
aboie vigoureusement à l'approche du nouvel arrivant, comme s'il
décelait, sous la surface valeureuse, quelque courant obscur
et menaçant. En effet, peu de temps s'écoule avant que
le personnage de Ethan révèle sa nature véritable:
cet aventurier est un raciste radical, un intolérant affichant
une haine débordante à la moindre allusion à la
culture améridienne. Pourtant, il semble en connaître bien
davantage que le commun des mortels sur les coutumes et les tactiques
de ce peuple envahi dont le seul espoir a pu être de tenter d'assurer
sa survie. Jamais le film ne s'applique à expliquer le passé
ou à justifier la colère intériorisée du
héros, mais il effectue néanmoins une nuance intéressante:
Edwards est lui-même caractérisé comme un être
malheureux frappé par le regret, un exclu incompris ne suivant
en réponse les ordres de personne. Sa rage est ancrée
dans de profondes valeurs familiales, dans une détermination
inébranlable (qu'il associe également aux Comanches) et
dans un certain sens de la justice qui malheureusement tend à
déborder. Ceci dit, sans nécessairement contribuer à
l'endossement des intérêts du personnage, ce sont précisément
le mystère et la tristesse de Ethan qui procurent à The
Searchers une grande part de son émotion singulière,
son amertume parfois profonde... ainsi que ses instants de malaise insoutenable.
Afin d'éviter d'en arriver à laisser filer les aventures
d'un individu généralement détestable sans la moindre
discussion, The Searchers incorpore tant bien que mal des éléments
médiateurs à son récit. De manière significative,
Ethan est jumelé au jeune Martin Pawley, un métis ayant
naturellement tendance à sympathiser avec la cause indigène,
dans sa quête obsessive de sa nièce prise captive par les
Comanches. La relation s'établissant entre ces deux héros
est chargée d'une ambiguïté pleine de bonnes intentions
mais ayant tendance à laisser confus. Plusieurs revirements,
maints soudains passages de l'amour à la haine, surprennent et
plongent dans une perplexité déroutante sans être
toujours pertinente. Le film bombarde le spectateur d'exemples de mépris
et de violences physiques ou psychologiques inouïes à l'égard
des Amérindiens, et bien qu'il se trouve généralement
un personnage ou une intervention de la réalisation pour tenter
de remettre en question ces manifestations, l'impression générale
en est une de déséquilibre et de maladresse, d'un discours
critique qu'un classicisme trop rigide ou frileux empêche de pousser
jusqu'au bout. Par exemple, bien que la cavalerie soit ouvertement associée
à des actes de génocide, le film ne parvient pas à
trouver de meilleurs moyens de conclure qu'en observant les massacres
avec une certaine distance. À cet égard et à bien
d'autres, le génial Little Big Man d'Arthur Penn, en
1970, accomplirait ce que The Searchers n'aura fait qu'esquisser.
Dans un autre ordre d'idées, la finale très célèbre,
impliquant un brusque bouleversement de l'objectif poursuivi par Ethan,
étonne et même frustre. L'effet est comparable à
un château de cartes s'écroulant subitement, et bien que,
par rapport à ce virage dramatique et à d'autres, des
indices précurseurs soient semés tout au long du film
(les discrètes démonstrations d'affection d'Ethan, par
exemple), le spectateur aura de la difficulté à ne pas
avoir l'impression de s'être fait jouer un vilain tour. Une extrapolation
trop poussée a souvent eu tendance à procurer à
ce film une fausse complexité de laquelle tout laisse croire
que ses auteurs ne se réclamaient pas complètement.
Le fait est que la forme même de The Searchers ne se
prête aucunement à la nuance, ce qui en soi ne constitue
pas un défaut. À la subtilité de ses films plus
minimalistes, John Ford substitue ici l'éloquence brute d'une
réalisation grandiose d'un romantisme à couper le souffle.
Débordant de couleurs, de musique et de grands espaces, le film
parvient de brillante manière, au tout premier degré de
lecture, à couvrir l'ensemble du registre de la pure émotion
cinématographique classique, du drame intense à la comédie
de boulevard. C'est un film de passions remarquablement contrôlées,
d'images d'une beauté renversante, à la mise en scène
aux cadrages et déplacements d'une rigueur infinie. Récit
de voyage incessant construit en épisodes elliptiques couvrant
plus de cinq ans, il se développe donc aussi temporellement et
géographiquement, renforçant l'enlevante impression épique
jugée nécessaire pour traduire l'obsession folle et somme
toute douloureuse de son héros. Mais bien que les tensions dramatiques
soient illustrées par des gestes larges et bien en vue au cours
des séquences entre Ethan et ses compagnons variés, le
film trouve sa vérité dans les scènes se déroulant
dans le confort du foyer. C'est là que se tiennent les épisodes
plus frivoles et rafraîchissants qui souvent furent qualifiés
de déplacés, mais qui semblent tout à fait cohérents
en prenant en compte la séquence du retour de Ethan à
la sécurité domestique au tout début du film. Voilà
ce que ce héros recherche à retrouver plus que quoi que
ce soit ; malheureusement, des torts doivent être réparés,
autant auprès des étrangers qu'en lui-même, dans
un monde en déséqulibre profond. L'ampleur pure et simple
de The Searchers, de sa poignée de scènes d'action
à ses escales plus paisibles, parvient à traduire mieux
que son scénario les débordements moraux et les convictions
discutables, en contraste avec des émotions de plaisir et de
drôlerie, qui en constituent le centre.
The Searchers apparaît donc comme un film quelque peu
égaré. Le cinéma se dirigeant vers sa modernité,
autant aux États-Unis que partout ailleurs, il apparaît
comme l'un des derniers vestiges d'un certain classicisme à l'ancienne
et semble vouloir passer le flambeau à une nouvelle génération.
Les futurs cinéastes bâtiraient autour de sa profonde ambiguïté,
élevée par certains en génie, par d'autres décriée
en simple incohérence, et mèneraient à une schisme
particulier dans la production américaine ; ses éléments
de récit, ramenés à leur strict minimum et vidés
de leur côté obscur, alimenteraient le cinéma commercial
revigoré par Star Wars, et d'autre part, enrichis et
complexifiés, inspireraient des triomphes du cinéma d'auteur
comme le Taxi Driver de Paul Schrader et Martin Scorsese. Voici
le western classique étiré au maximum de son ampleur et
de sa capacité critique, signalant le besoin d'élaborer
de nouvelles formes, et tirant sa révérence avec grâce,
maîtrise... et une certaine colère sourde.
Version française :
La Prisonnière du désert
Scénario :
Frank S. Nugent, Alan Le May (roman)
Distribution :
John Wayne, Jeffrey Hunter, Vera Miles, Ward Bond
Durée :
119 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
4 Juillet 2007