LE SCAPHANDRE ET LE PAPILLON (2007)
Julian Schnabel
Par Louis Filiatrault
« Filmer de l'intérieur » est un défi préoccupant
les cinéastes depuis belle lurette. Bien avant la subjectivité
psychologique imagée par Bergman et les autres modernes, les
Français ont cherché à reproduire des impressions
de la perception humaine, les Allemands à camper leurs fictions
dans des univers d'angoisse déréalisés, et ainsi
de suite. Et c'est sans doute dans l'optique de cette recherche esthétique
continue, au-delà de sa simple portée dramatique, que
le film Le Scaphandre et le Papillon trouve sa plus grande
valeur. Enraciné au carrefour du drame populaire et de l'essai
expérimental, ce troisième long-métrage du New-Yorkais
Julian Schnabel renouvelle en effet les questions de sensorialité
au cinéma avec un panache et une perspicacité rarement
vus au cours des dernières années. Qu'il soit également
gouverné par une sensibilité affective supérieure
est tout à son honneur, et en fait un film riche et touchant
à défaut d'être spécialement profond.
Mais d'abord, une brève mise en contexte: Jean-Dominique Bauby,
véritable rédacteur en chef du magazine Elle, subit en
1995 un accident cérébral qui lui fit perdre l'usage de
tous ses organes à l'exception de sa paupière gauche.
Le Scaphandre et le Papillon s'inspire ainsi du livre de mémoires
écrit (via des moyens particuliers) par le principal concerné
durant l'hospitalisation qui précéda son décès.
Mais à l'instar de Naked Lunch et d'autres écrits
jugés « inadaptables », le film se veut moins un
exercice de transposition littéraire qu'une évocation
signifiante de l'esprit de la source. Il fait donc partager l'expérience
de patient de Bauby au spectateur, ses rencontres avec divers intervenants
et amis, mais aussi des projections mentales donnant la part belle à
l'image, sans pour autant négliger les réflexions personnelles
de l'auteur. Dépourvu de véritable tension dramatique,
il documente plutôt, dans un écrin audiovisuel très
expressif, les fluctuations affectives d'un personnage incapable de
réagir à celles de son entourage.
Le Scaphandre et le Papillon est avant tout le fruit de la
collaboration entre un réalisateur inspiré et un chef
opérateur au sommet de son art. Reconnu pour son travail avec
Steven Spielberg, Janusz Kaminski trouve enfin le moyen de s'illustrer
au sein d'un formalisme plus stimulant, et surtout plus moderne. Dès
la toute première scène, son apport se présente
comme essentiel à l'efficacité du principal dispositif
déployé par Schnabel: le plan subjectif, souvent soutenu
durant de longues minutes. Par le biais de flous intermittents, de surexpositions
aveuglantes et de mouvements erratiques, la minutie du travail de photographie
se charge à la fois de séduire l'oeil et de définir
le point zéro de cet univers filmique particulier: le cortex
du héros, lieu de toutes les impuissances. Le cours du film consistera
à se libérer progressivement de cet étau asphyxiant,
au point d'en quitter le corps définitivement ; la richesse de
l'image restera uniforme, alors que se multiplieront les inventions
de mise en scène.
L'intelligence de Julian Schnabel est en effet de ne pas se limiter
au seul plan subjectif afin d'illustrer la réalité mentale
de son sujet, mais bien de plier l'ensemble du langage cinématographique
en ce sens, plongeant tout entier dans les souvenirs de son héros.
Le montage très original, déjà employé pour
créer des effets d'ellipse fascinants durant les scènes
d'ouverture, devient fondateur de passages oniriques brefs mais mémorables
comme la séquence de « l'envol du papillon », point
tournant de l'évolution psychologique du personnage. La bande
son, manipulée avec un soin de tous les instants, commence par
assourdir les voix perçues par le protagoniste, poursuit en accentuant
la présence de bruits plus significatifs, pour finalement désynchroniser
voix et sources lors d'une séquence de clôture absolument
stupéfiante. Il en va de même des sélections musicales
d'un éclectisme étonnant, réunissant des chansons
connues comme « La mer qu'on voit danser », des
airs de Tom Waits ou des tropiques, et même une citation extrêmement
judicieuse de la partition du film Les 400 Coups, afin de renforcer
une atmosphère imprévisible gouvernée par les seuls
affects. Tous ces éléments profitent à la création
d'incursions mentales d'une profonde sensualité (un repas gourmet,
un rasage affectueux, une ballade automobile par grand vent...), d'autant
plus importantes qu'elles s'opposent aussi catégoriquement à
l'immobilisme du héros.
Ceci n'est pas pour dire que le film est dépourvu de faiblesses.
Dans ce qui prend parfois les apparences d'un défilé de
mode (et de femmes ravissantes), Schnabel ne parvient pas à alimenter
l'intérêt de quelques temps morts et séquences un
peu superflues, comme le souvenir d'une visite à un monastère
de campagne. Certains discours adressés directement à
la caméra tendent aussi à s'étirer, mais la candeur
et la force du regard des comédiens suffisent généralement
à imposer une sorte d'hypnose subliminale ; à cet égard,
malgré quelques fausses notes, Marie-Josée Croze fournit
au film plusieurs bons moments. Les dialogues du scénariste Ronald
Harwood (The Pianist, Taking Sides...) ne s'encombrent
pas d'égarements philosophiques abstraits et s'en tiennent à
un ton de confidence réconfortant, tout en procurant une poésie
particulièrement jolie à la narration off de Mathieu Amalric,
dont la présence vocale unique élève la prose.
Sans proposer de réflexion éthique aussi étoffée
(parti pris sensoriel oblige), Le Scaphandre et le Papillon
rejoint également l'excellent La Mer intérieure
de 2004 dans sa façon d'introduire un assortiment de personnages
tridimensionnels qu'il s'avère difficile de quitter en bout de
parcours.
Car le mérite du réalisateur est avant tout d'avoir su
créer un rythme, un mouvement esthétique, un véritable
lieu où il fait bon vivre comme spectateur. Sans démontrer
encore les qualités d'un véritable auteur, Julian Schnabel
laisse deviner son expérience de peintre et s'exprime avec une
sensibilité audiovisuelle pure, dépassant largement les
conventions du drame à numéros bourgeois. La distribution,
pêchée à travers toute la francophonie, ainsi qu'un
travail d'atmosphère tout à fait cohérent donnent
aussi à l'objet une saveur européenne tout ce qu'il y
a de plus convaincante, multipliant les impressions d'évasion
au bord de mer. Réussite à plusieurs niveaux, Le Scaphandre
et le Papillon témoigne donc d'une recherche esthétique
des plus pertinentes sans pour autant négliger l'émotion
brute, dans une sorte de communion hyperindividualiste qui transcende
l'isolement propre à son sujet pour rejoindre un fond commun.
Contournant la facilité sans pour autant renier la simplicité,
il en ressort comme l'un des films marquants de 2007.
Version française : -
Scénario :
Ronald Harwood, Jean-Dominique Bauby (roman)
Distribution :
Mathieu Amalric, Emmanuelle Seigner, Marie-Josée
Croze, Anne Consigny
Durée :
112 minutes
Origine :
France
Publiée le :
17 Septembre 2008