SALO, OR THE 120 DAYS OF SODOM (1976)
Pier Paolo Pasolini
Par Pierre-Louis Prégent
Ces dernières années, l’un des auteurs les plus
connus de l’histoire est l’objet de quelques drames biographiques,
ce qui porte à croire qu’on recommence à s’y
intéresser. On peut penser au film Quills de Philip
Kaufman sorti en 2000, ou encore au film de Benoît Jacquot intitulé
Sade. Je parle ici, bien évidemment, du célèbre
Marquis de Sade. Fruit de sa vile imagination et de son goût pour
la cruauté sans égal est née une œuvre, totalement
abjecte et grotesque : Les 120 journées de Sodome. On
y retrouve des supplices et sévices tout simplement inhumains
tout au long du récit, qui se complait dans un sadisme graphiquement
décrit.
Puis, en 1975 se produit quelque chose d’inouï. Un grand
réalisateur italien dénommé Pier Paolo Pasolini
(Il Vangelo secondo Matteo, Edipo Re, Porcile, Medea, etc.),
reconnu pour plusieurs excellents films ainsi que pour ses idéologies
personnelles, fait un film sur l’abominable bouquin de Sade. Adaptation?
Absolument pas. Le terme «inspiration» serait plus approprié
dans le cas de Salò. Le film de Pasolini est très différent
du livre dont il s’inspire, mais sèmera tout autant la
controverse.
Nous sommes en Italie, en 1944, dans la République de Salò,
où quatre dignitaires recrutent une trentaine des plus beaux
jeunes adolescents de la ville ainsi que quatre prostituées complètement
dingues et masochistes pour les emmener à une luxueuse villa
où ils se prêteront à des actes de barbaries absolument
atroces.
Certes, le contexte socio-historique est un ajout de Pasolini, qui utilisera
le récit de base de Sade pour critiquer le fascisme. C’est
un peu comme si Pasolini avait glissé les quatre bourreaux des
120 journées de Sodome dans la peau de fascistes italiens.
La stratégie est bonne : prendre le livre le plus abject à
avoir été écrit et dénoncer les fascistes
en les identifiant aux personnages du récit. Ce qui a tant fait
discuter (encore aujourd’hui), c’est la façon de
l’exécuter.
Pour plusieurs, Salò est une foire aux horreurs, une
espèce d’exposition de sadisme sur film ou encore un film
insipide sans message. Pasolini a pris des risques: il est allé
pour la démonstration, sans directement faire de critique dans
son film. Subtil? Discutable, puisque le film montre bel et bien des
horreurs, et que de telles horreurs et un tel sadisme ne peuvent qu’être
dégoûtantes, à moins qu’on ne soit réellement
sadique ou fasciste.
Le contraste entre le luxe et la merde (au sens propre et figuré)
est fort dans le film. Les décors sont d’une grande richesse
et d’une grande classe. Au milieu de ceux-ci, on retrouve des
jeunes filles nues en laisse, de jeunes garçons nus forcés
à déguster des excréments, ainsi que des bonnes
femmes complètement folles racontant des histoires d’incestes,
de viols et de meurtres, le tout velouté de doux airs de piano.
Ces rituels sont exécutés dans le but de divertir et d’exciter
les quatre maitres. Le film se déroule en cycles et c’est
probablement là où Pasolini est resté le plus fidèle
au livre. Il y a d’abord le cercle des passions, lors duquel les
histoires racontées aux maitres traitent de l’amour de
la cruauté. Puis, s’ensuit le cercle de la merde, où
les riches magistrats se régalent d’excréments,
question de montrer la pourriture absolue dominant ces êtres.
Puis, on termine avec le cercle du sang, où les pulsions meurtrières
sont libérées, et où des scènes de violence
graphique en ont choqué plus d’un.
À vrai dire, c'est plutôt l'atmosphère dégradante
du film qui s’avère être réellement à
l’origine de toute sa controverse plutôt que le gore,
d’après moi. Jamais, je dis bien jamais, on ne sent de
compassion…jamais on ne se sent près d’un personnage.
Et c’était volontaire de la part du réalisateur,
qui a lui-même clamé garder ses distances face à
son propre film. La caméra est assez stable, sans oublier bien
sûr une extrême symétrie dans la réalisation,
qui vient constamment rappeler l'idée de droiture et de discipline
que les fascistes prétendaient prôner. Pasolini ne crée
aucune espèce d’intimité entre le spectateur et
les personnages, ce qui, encore une fois vient appuyer l’idée
de monstration plutôt que de prendre position et manipuler le
langage filmique pour accentuer la méchanceté ou la victimisation.
Cette neutralité porte à confusion pour ce qui est des
intentions de l’auteur, qui, quand on le connait moindrement,
deviennent extrêmement claires. On ne manipule pas le spectateur
avec la caméra…on le laisse plutôt juger par lui-même
de l’état mental de ces quatre énergumènes
sadiques, et, par le fait même, on évite les clichés,
le mélodrame et plusieurs autres défauts souvent retrouvés
même dans les plus grands films américains sur le sujet.
Salò est un film que vous aimerez ou détesterez,
mais un tel jugement ne peut être fait sans quelques connaissances
de base.
Le film en tant que tel est bon. La réalisation fonctionne parfaitement
avec l’ensemble, et l’interprétation est vraiment
excellente. Paolo Bonacelli, Aldo Valletti, Umberto Paolo Quintavalle
et Giorgio Cataldi (les quatre maitres) vous glaceront littéralement
le sang. Leur rôle de fascistes sont parfois monolithiques, certes,
mais des plus convaincants. La musique est, comme les décors,
raffinée. Des airs sublimes de piano de Ennio Morricone servent
d’arrière-plan sonore pendant les scènes où
les prostituées narrent leurs sombres histoires.
Pasolini a fait de bien meilleurs films, c’est vrai, mais celui-ci
est d’une efficacité incroyable, même si, dès
le départ, il devait nécessairement oublier l’idée
du chef-d’œuvre. Au niveau filmique, c’est un film
qui n’aurait jamais pu devenir une œuvre magistrale, puisqu’on
a sacrifié l’engagement dans la réalisation et dans
la personnification. Mais comme façon de véhiculer un
message socio-politique, on a rarement fait mieux.
Version française :
Salo ou les 120 journées de
Sodome
Version originale :
Salò o le 120 giornate di Sodoma
Scénario :
Sergio Citti, Pier Paolo Pasolini
Distribution :
Paolo Bonacelli, Giorgio Cataldi, Umberto Paolo
Quintavalle
Durée :
117 minutes
Origine :
Italie
Publiée le :
1er Janvier 2004