RETRIBUTION (2006)
Kiyoshi Kurosawa
Par Alexandre Fontaine Rousseau
« Il n'y a pas de bonne réponse », affirmait le personnage
interprété par l'excellent Kôji Yakusho dans Charisma;
huit ans plus tard, le même acteur arpente - toujours chez Kiyoshi
Kurosawa - un univers qui ne lui offre encore aucune réponse
tangible mais lui fait se poser systématiquement les mêmes
questions. S'il est traditionnellement associé au boom
du cinéma d'horreur japonais, Kiyoshi Kurosawa ne retourne au
genre que de manière intermittente, pour mieux poursuivre son
exploration des espaces sous-terrains de l'âme humaine. Les nombreuses
obsessions du cinéaste nippon sont circonscrites au domaine des
craintes existentielles: Cure, thriller surnaturel alimenté
par les pulsions refoulées de ses personnages, demeure à
ce jour sa charge la plus directe contre les prisons sociales. Mais
chacun de ses films, depuis, tend à opposer l'homme et son environnement:
Charisma, fable philosophique sur l'idéologie et l'individualisme,
se démarquait par sa tangente écologiste tandis que dans
Bright Future, qui offrait une réflexion poétique
sur la liberté et l'autodestruction, la ville de Tokyo semblait
écraser tous les personnages.
Des personnages qui, chez Kurosawa, tendent à effacer leur passé
et à exister par procuration, en se consacrant presque exclusivement
à l'autre ou à ses ambitions. Il n'est donc pas étonnant
de découvrir que Retribution, retour que l'on croirait
presque forcé au territoire de l'horreur, est pour le cinéaste
une manière de faire la synthèse de ces idées tout
en se penchant plus spécifiquement sur les thèmes du remords
et du pardon auxquels il fait depuis toujours allusion. Son détective
Yoshioka (Yakusho, égal à lui-même) est en quelque
sorte la somme de tous les protagonistes mis en scène par Kiyoshi
Kurosawa à ce jour: son couple défaillant, sa mémoire
ponctuée de trous noirs et l'enquête qu'il mène
sur une série de meurtres en apparence reliés en font
une sorte d'archétype. Ainsi, lorsqu'il commence à se
suspecter lui-même de commettre ces crimes, il ne fait qu'exhiber
cette culpabilité insondable qui ronge tous les héros
de Kurosawa.
Chez Kurosawa, le genre cinématographique s'est dissolu au point
de ne plus être cette suite de codes et de conventions auxquels
se conformer, ou desquels se dissocier: sa démarche au sein de
ces paramètres est instinctive et personnelle, reposant sur le
symbolisme et la distanciation afin de déchiffrer les abstractions
de l'existence. Pour cette raison, les quelques compromis que le réalisateur
fait avec Retribution à l'imagerie caractéristique
du cinéma populaire de son pays en décontenanceront plusieurs.
Est-ce là une conséquence de l'influence du célèbre
producteur Taka Ichise, responsable des succès Ringu
et Ju-On, ou Kurosawa cherche-t-il simplement à ancrer
ses préoccupations métaphysiques dans un réseau
de repères familiers, comme il l'avait fait dans Pulse?
Quoiqu'il en soit, cette décision brouille encore plus les attentes
d'un public qui cherche constamment à catégoriser l'oeuvre
du réalisateur - alors qu'elle-même rejette plus que tout
les solutions simples et les classifications faciles. Quelques fantômes
aux cheveux longs ne sont pas près d'y changer quoi que ce soit:
l'oeuvre de Kurosawa est une longue énigme à contempler
l'esprit ouvert, et son sens du suspense est plus psychologique que
viscéral.
« On ne regarde pas les films de Kurosawa, on les fixe »,
affirmait avec une juste économie de mots le critique des Cahiers
du cinéma Jean-Philippe Tessé. Tout, ici, est une
question de minutie; le plan est posé, soupesé, d'une
densité qui n'est pas incompatible avec la notion d'épuration.
À la manière d'un Jarmusch, Kiyoshi Kurosawa laisse ses
films respirer et ses détails parler. Au sein de ce minimalisme
appliqué, les quelques scènes ouvertement fantastiques
de Retribution posent en quelque sorte le problème d'une
rupture de ton; des scènes dont la visée est poétique
sont interprétées par le public, conditionné, comme
des scènes d'horreur ratées. En ce sens, l'énigme
de ce film est double: alors que le cinéaste se pose la question
de la possibilité de la rédemption, le spectateur moyen
se demande pour sa part s'il assiste à un film d'horreur ou à
une autre fable dans la veine de Charisma.
Il serait facile de rejeter Retribution du revers de la main,
d'affirmer qu'il s'agit d'un «virage populaire raté»
pour un auteur dont la fortune critique et commerciale est depuis toujours
plus que précaire. Il faudrait pour ce faire nier que, derrière
quelques compromis indéniables et indéniablement discutables,
se cache l'expression esthétique la plus accomplie de Kiyoshi
Kurosawa à ce jour. Ses longs plans d'ensemble sont plus travaillés
que jamais, observant la réalité d'un oeil révélateur:
face à sa caméra, le monde moderne semble dévasté,
une illusion construite sur le néant. D'un point de vue strictement
visuel, Retribution est une réussite éclatante;
quelques effets sombrant dans la surenchère ne peuvent en ternir
l'éclat.
Pourtant, il serait injuste de limiter à ce seul aspect l'évolution
du cinéaste avec ce film. Certes, cette intrigue étrangement
menée, presque épisodique, ne partage pas l'élégance
narrative de Cure ou de Charisma; n'empêche
qu'il s'y trouve plus que des apparences, qu'il s'en dégage une
maîtrise certaine, une lenteur envoûtante qui sied parfaitement
à cette quête humaine complexe que l'auteur met en scène
avec un doigté remarquable. Une fois de plus, le cinéaste
japonais arrive avec ingéniosité à intégrer
des éléments fantastiques à un univers réaliste,
et à faire éclater les frontières du cinéma
de genre d'une manière naturelle, sans sombrer dans l'académisme.
En filigrane, le cinéaste dresse le portrait d'une apocalypse
dont la responsabilité est collective. Mais, plus que toute autre
chose, Retribution confirme que Kurosawa, après avoir
posé des questions - les plus profondes, les plus sombres, donc
les plus belles -, semble plus que jamais déterminé à
trouver des réponses. Et, à défaut d'autre chose,
il faut respecter les réalisateurs qui visent l'impossible.
Version française : -
Version originale :
Sakebi
Scénario :
Kiyoshi Kurosawa
Distribution :
Kiyoshi Kurosawa, Manami Konishi, Tsuyoshi Ihara,
Riona Hazuki
Durée :
103 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
31 Juillet 2007