RED RIVER (1948)
Howard Hawks
Arthur Rosson
Par Louis Filiatrault
Le destin a voulu que la figure du cowboy, une fois érigée
en mythe, connaisse le triste sort de rarement avoir quoi que ce soit
à voir avec les vaches. Le succès commercial du western
amena une conception attrayante du cowboy tel que défini par
son chapeau, son fusil et sa solitude aventurière, plutôt
qu'en tant qu'homme ordinaire gagnant durement son pain en se salissant
les mains auprès des troupeaux. D'un côté, l'idéal
romantique (et très cinématographique), de l'autre, la
plate réalité que le public cherche justement à
fuir. Reste à savoir si l'on préfère s'intéresser
à des personnages humains ou à des produits de pure fantaisie.
En 1948, Howard Hawks et ses scénaristes, conscients des mérites
et attraits respectifs de ces deux archétypes, couchent donc
sur pellicule ce qui s'avère peut-être encore la plus grande
aventure bovine de tout le cinéma. Le spectateur contemporain
saisira peut-être mal l'intérêt d'une telle histoire
de bétail, mais qu'il se rassure en se disant que Red River,
premier western du réputé réalisateur, se sert
principalement de cette trame comme amorce, humanisant ses personnages
en les plaçant dans un contexte crédible, et ultimement
comme simple prétexte à un récit captivant de tensions
interpersonnelles que vient malheureusement diminuer une finale artificielle.
Les premières scènes du film n'annoncent rien de bien
extraordinaire. George Dunson (John Wayne), homme au tempérament
meneur, quitte son convoi et part établir sa propre entreprise
en terre neuve. Les procédés utilisés semblent
maladroits: les adieux de Dunson à sa douce sont lourdement mélodramatiques,
aucunement aidés par une musique insistante ; une scène
nocturne de défense contre les Indiens paraît curieusement
gratuite et inutilement violente ; pendant ce temps, le jeu de John
Wayne peut uniquement être qualifié d'inégal. La
réalisation cadre joliment l'action, mais le rythme est inconfortable,
étrangement expéditif et ne permet aucune immersion sous
la surface. Nous assistons résolument à une mise en place
laborieuse jusqu'à la marque de vingt minutes, moment où
survient une brusque ellipse de quinze ans et où surgit, enfin,
un Montgomery Clift encore tout jeune. Trois hommes de caractère
discutent de la possibilité hautement risquée de la conduite
de leur immense troupeau vers le Missouri, et la vraie viande de Red
River peut enfin être entamée.
Le changement de dynamique saute aux yeux. Le rythme se détend,
le dialogue se fait plus naturel et convivial, et il s'établit
un véritable sentiment de camaraderie entre les personnages majeurs.
Nous regardons enfin un Howard Hawks. Dunson, qui déjà
affichait certaines conduites déstabilisantes, devient une figure
complexe, progressivement dominée par son ego et ses obsessions
sans pour autant connaître le remords et la rédemption
parfois forcée si communs aux films de notre époque. John
Wayne, acteur certainement limité mais usant ici pleinement de
sa voix autoritaire à l'effet magnétique, parvient à
traduire admirablement les paradoxes de son personnage. À son
côté, Clift, frais sorti des écoles d'interprétation,
apporte une aisance charismatique et confondante à son Matthew
Garth. Tireur de talent, homme de parole et chef éventuel de
l'expédition, il représente le droit chemin sans pour
autant être élevé en figure héroïque
absolue. Au même titre que le vieux Groot Nadine (Walter Brennan,
tour à tour sympathique et menaçant, mais toujours excellent)
et l'abondante gallerie de simples travailleurs les entourant, tous
participants d'euphories et de frustrations collectives et complexes,
le duo rival central au film demeure fondamentalement terre à
terre malgré ses conflits sur les thèmes du devoir, de
l'ambition et du pouvoir.
Red River est un film d'acteurs et de paysages, et le vétéran
Hawks parvient à jongler habilement de l'alternance de ces deux
registres. Déjà expérimenté dans la plupart
des grands genres (à l'exception du western), le metteur en scène
s'avère capable de mêler la gravité du film noir
à la fluidité de la comédie « screwball »
tout en cadrant des images narratives et dramatiques éloquentes.
Tour à tour, il commande de sourdes atmosphères nocturnes
et des compositions majestueuses du troupeau en mouvement, merveilleusement
appuyées par les thèmes musicaux à la fois simples,
grandioses et mémorables de Dimitri Tioumkin. Il fait se confronter
ces deux dimensions dans une spectaculaire scène de débandade
centrale au film, situant clairement les conflits internes au groupe
de cowboys au sein d'un contexte plein de menace exigeant l'équilibre
et distribuant les conséquences dans le cas contraire. L'utilisation
abondante de mouvements d'appareil dynamise l'ensemble et inscrit Hawks
dans une certaine modernité formelle de laquelle étaient
très loin de pouvoir se réclamer la plupart des cinéastes
classiques de l'époque. Le ton général de Red
River demeure très similaire (et donc précurseur)
à celui des productions grand public d'aujourd'hui et semble
à l'épreuve du temps par son énergie et son ampleur.
Ceci dit, à la solidité rigoureuse et captivante des séquences
centrales du film (plus d'une heure) vient mettre fin la greffe du personnage
de Tess Millay, caractérisé principalement par le jeu
agaçant de la quelconque Joanne Dru. Ajoutant une dose futile
de romance n'apportant absolument rien ni au personnage de Garth ni
à celui de Dunson, son inclusion révèle ultimement
toute sa cruauté: elle ne s'avère rien de plus que l'agent
provocateur d'une résolution heureuse mais aucunement sentie
ni nuancée, commandée par MGM, à la rivalité
si cruciale au récit. Voici un exemple fortement évocateur
du pouvoir destructeur du « happy ending » facile et typique,
neutralisant les enjeux dramatiques mijotés tout au long, tandis
que la mise en scène des plans finals laisse sentir un inconfort
général de la part des participants eux-mêmes.
Cependant, l'autre fin du film, celle de la périlleuse épopée
bovine, est rafraîchissante et très juste. Son succès
étant historiquement documenté, l'intérêt
se déplace du suspense de l'action vers le récit des personnages
et de leurs relations. Matthew Garth choisit le chemin du bon sens et
laisse Dunson à sa cupidité devenue meutrière,
et mène à bon port son équipage tout en sachant
avoir abandonné un de ses êtres chers, son mentor. Il est
donc dommage de voir la véritable intrigue se conclure d'une
façon insignifiante au point d'être hypocrite. Néanmoins,
Hawks rend étonnamment captivant ce voyage aux apparences banales
et distantes, auquel participe pleinement une distribution de grand
talent (partagé ici par John Wayne!). La plupart des égards
de Red River n'ont pas pris une ride et en font un film qui
demeure de grande classe.
Version française : -
Scénario :
Borden Chase, Charles Schnee
Distribution :
John Wayne, Montgomery Clift, Joanne Dru, Walter
Brennan
Durée :
133 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
4 Juillet 2007