REBELS OF THE NEON GOD (1992)
Tsai Ming-liang
Par Mathieu Li-Goyette
Un singulier petit cafard, le seul animal du premier long-métrage
du Taïwanais Tsai Ming-liang et qui pointe bien son importance.
Empalé par le compas d’un jeune étudiant par une
nuit torrentielle puis rejeté par la fenêtre après
une longue agonie et nous voilà d’ores et déjà
témoins d’un peu tout le cinéma du maître
à venir qu’est encore le cinéaste-apprenti. Scénariste
et producteur qui, jusque-là, excellait à la télévision
et sur les scènes de théâtre, Ming-liang est aujourd’hui
reconnu comme l’un des chefs de file de la deuxième vague
du cinéma taïwanais puis, avec Hou Hsiao-hsien (lui de la
première vague), l’un des cinéastes les plus primés
et respectés dans son pays. Curieusement pour le dramaturge de
profession, il n’y a cependant dans ce premier essai cinématographique
rien de complètement frontal, mais non plus rien de complètement
dynamique alors que le cinéaste fait preuve d’une liberté
de mouvement qu’il ne se permettra jamais plus. Trépied
soudé au sol, caméra trop lourde à porter si ce
n’est que pour lui permettre de suivre l’incongru ou le
sublime, son oeuvre en est en effet l'une des limites où, prenant
la posture de l’observateur silencieux, Ming-liang parle de la
causalité sans jamais l’employer, trace l’esquisse
des agencements qui forment le cosmos de son univers de jeunesse et
de néons sans jamais s’y insérer; un dernier pas
pour compléter l’équation – la limite qu’il
s’est tracée l’oblige – qu’il s’évertuera
de ne jamais précipiter. Et tout ceci, en dessous de chaque plan,
de chaque battement de montage puis des moindres conversations, Rebels
of the Neon God en faisait déjà état en prophétisant
la venue d’un visionnaire glauque capable, par ses rêveries
romantiques, d’alléger les situations impossibles qu’il
infligera plus tard à la gente adolescente. C’était
la découverte d’un nouveau géant contemporain.
Hsiao-kang (Lee Kang-sheng, acteur fétiche à venir du
cinéaste où ils collaborent ici pour la deuxième
fois après un téléfilm), un jeune adolescent de
Taipei, vit avec son père chauffeur de taxi et sa mère
bien trop croyante qui, un jour, se met à suivre les dires de
la prêtresse du temple bouddhiste et d’affirmer à
son tour que son fils est le rejeton d’une divinité et
qu’il se révoltera contre son père pour confirmer
la prophétie (père qui sera d'ailleurs toujours interprété
par Miao Tien chez le réalisateur: il trouvera repos dans sa
dernière participation avec Goodbye, Dragon Inn en 2003:
incarnant son propre rôle de légende du cinéma taïwanais,
il soupire qu'il est heureux d'avoir vu un film après tant d'années,
désir qu'il prononça pour la première fois dans
ce premier long-métrage de Ming-liang). Alors que Hsiao demande
remboursement à son école du coin, il part, brise le coeur
de sa mère et fou son père dans la pire des rognes. Évadé
de ses parents qui avaient la main mise sur son destin, l’adolescent
est à la recherche d’une liberté qu’il retrouvera
dans l’analyse de son quotidien, dans les croisements successifs
qu’il aura avec trois autres rebelles de profession qui enfourchent
des mobylettes depuis bien longtemps. Ceux-ci font la cour à
une jeune fille à la recherche d’un amour trop romantique
à coup de lignes de rencontre téléphonique : unique
lieu où sa voix ne trahit pas son jeune âge de 20 ans et
lui permet de courir les meilleurs partis. En parallèle à
ces trois gringalets qui reviennent ponctuellement sur le chemin de
Hsiao-kang, ce dernier les reconnaît pour les avoir premièrement
vus quand l’un d’eux fracassa le rétroviseur du taxi
de son père – la rage au volant de ce dernier aura provoqué
cette première attirance du regard du jeune vers un « frère
» aîné qu’il admirera d’abord pour sa
faculté toute naturelle à être accompagné
d’une copine.
Envers cet idéal à qui il ne parlera véritablement
jamais, Hsiao se trace ses propres réflexions puis, dans une
frustration de cadet ayant perdu l’attention qui le maintenait
à flot, décide de vandaliser la mobylette de son idéal
justement en train de coucher avec cette jeune femme. Jeune, il est
maintenant aliéné après avoir été
trahi par un deuxième père s’unissant à une
deuxième mère. N’ayant plus d’attache ni d’affection
pour ses inspirations, Hsiao-kang se réfugie dans un hôtel,
rejeté de son domicile familial puis contraint à faire
violence au réel dans le rêve ultime de le faire réagir
et enfin plier à ses désirs d'adolescent. Alter ego de
Ming-liang qui sera réutilisé tout au long de la carrière
du réalisateur (Lee Kang-sheng incarnant toujours Hsiao-kang)
tel un scientifique au regard acéré et de marbre face
à ses actes – la genèse du cinéma de l’auteur
étant cet empalement de cafard, l’insecte aussi commun
sur l’île que l’homme taïwanais – il désamorce
les situations critiques au dernier instant comme trop inquiet d’avoir
été la cause de dommages collatéraux. Ainsi, il
offrira son aide anonyme à son mentor trimbalant la motocyclette
vandalisée, il relâchera le cafard sous la pluie, il acceptera
enfin sa voisine d’en dessous dans Le Trou (1998), etc.
Cette question de limite qui sépare la responsabilité
et les engagements à cette notion causale d’action-réaction
anime la recherche de Ming-liang. Pourtant, c’est lorsque le cafard
se repose sur la fenêtre que Hsiao-kang l’empêchera
de rentrer, se coupera même en fracassant la fenêtre. C’est
la peur de l’auteur, ou plutôt la peur de celui qui aurait
enfreint les lois du bon sens pour mieux retrouver le sens. En ceci,
Ming-liang est à la fois le roc s’érigeant contre
la sauvagerie et le chaos du monde contemporain, mais aussi la pointe
aiguisée du récif capable de bien des naufrages.
Car visiblement dégouté par les nombreux algorithmes du
monde moderne qu’il décèle depuis ses Rebelles,
il n’a pour lui jamais été question d’une
fixation (au sens le plus statuesque du terme) autre que la sienne.
Celle qui le porte à s’adapter à un environnement
urbain teinté des plus belles couleurs et qui, du fluorescent
aux lumières d’écriteaux, ne proviennent jamais
de la Lune ni du Soleil entre les murs d’un Taipei submergé
par l’aliénation de l’artificiel. Ces rebelles du
dieu néon, ce sont ceux qui fixent l’affiche de James Dean,
se demandant s’ils finiront comme lui, ce sont ceux qui vouent
un culte à cette entreprise toute puissante du jeu (vidéo,
casino, disco) et qui, tels les plus fidèles dévots, sacrifient
peu à peu de leur essence propre pour adhérer à
la masse colorée. Ce que font les néons, c’est enlever
la possibilité des ombres, c’est aplanir le réel
d’une même couche de couleurs que l’on retrouvera
sur ces corps qui finissent meurtris. Les deux hommes, ayant décidé
de lâcher leur femme fatale et idiote, se voient pourchassés
par les receleurs qui les employaient à voler les plus petits
commerçants. Battu, l’un d’eux n’est plus à
la recherche de rien d’autre qu’une dernière étreinte
sous la lumière neutre d’une ampoule incandescente. Il
l’aura, il comprendra que les enjeux de la causalité sont
plus simples que les complots et les jalousies, qu’ils se résument
à des émotions fortes, laborieuses et qui sont des formes
d’énergie auxquelles même le plus rigide des gamins
se verra forcé d’avouer : « je ne sais plus quoi
faire » lorsqu’il se verra mit face à face à
leurs plus pures expressions.
Une indécision à laquelle Tsai Ming-liang reviendra souvent
et qui, bien qu’exprimée à l’aide d’une
écriture qu’il porte encore en lui, manifeste un désir
d’en venir à des conclusions qu’il n’atteint
jamais, qu’il bousille dans son rythme qui n’est pas encore
celui qui fait sa réputation d’aujourd’hui. Seuls
ici les plans d’un appartement submergé d’eau (constamment
combattu par la fixation de Hsiao-kang) et qui, à même
les carrelages de céramique, fait flotter et tanguer les objets
du quotidien (et lance cette fixation sur les limites de la stabilité
poursuivies dans son cinéma) permet de ralentir la cadence. Dans
la plus belle des métaphores sur le temps qui coule au gré
des vaguelettes, c’est le refoulement de cet homme trop sûr
de lui qui revient le hanter, c’est aussi cette intrusion provoquée
par Hsiao-kang qui entraînera les dernières violences du
film. En épilogue, Hsiao-kang pénètre un centre
d’appels chargé de former de nouveaux couples. Content
de sa trouvaille, il refusera enfin d’y jouer le jeu en voyant
finalement les clignotant s’allumer et s’éteindre
: autant d’indications simples (lumière allumées
ou non) pour des relations si complexes. La machine en est tellement
réductrice que Hsiao voudra s’en départir et cesser
d’être le disciple du dieu néon, le dieu qui –
prophétie de la mère oblige – devait être
renversé un jour ou l’autre par le jeune (cinéaste)
au regard limpide. Actions, réactions. Contextes puis désirs.
Il n’y a rien de plus simple chez un auteur qui schématise
ce qui lui semblait au départ hors du réel. Un auteur
qui semblait être déjà doté d’une force
de l’esprit à elle seule capable de rendre atmosphérique
une esthétique dédiée à combattre patiemment
et une à une les plus petites absurdités.
Version française :
Les Rebelles du dieu néon
Version originale :
Qing shao nian nuo zha
Scénario :
Tsai Ming-liang
Distribution :
Chen Chao-jung, Jen Chang-bin, Lee Kang-sheng,
Lu Yi-Ching
Durée :
106 minutes
Origine :
Taïwan
Publiée le :
21 Décembre 2009