RABID DOGS (1974)
Mario Bava
Par Alexandre Fontaine Rousseau
En cette ère de critiques canoniques et de dithyrambes à
deux sous, il n'est pas rare qu'un suspense soit célébré
parce qu'il ne laisse à son public aucune chance de reprendre
son souffle. Ce genre d'éloge, devenu monnaie courante chez ceux
qui n'aspirent qu'à « vendre » au spectateur/consommateur
un film récemment mis en marché, a perdu tout sens cinématographique:
ce n'est plus aujourd'hui qu'une formule-type pour attirer l'attention
de ceux qui cherchent un thriller bien ficelé. Mais l'acharné
Rabid Dogs (Cani arrabbiati, de son titre original)
refuse littéralement d'offrir la moindre pause à son auditoire,
resserrant son étau avec une férocité de mise en
scène qui n'a d'égale que sa cruauté psychologique.
Certes, le premier des maîtres italiens du fantastique, Mario
Bava, y délaisse son univers de prédilection pour celui
- plus populaire à l'époque - des poliziotteschi
violents et réalistes. Mais le cinéaste s'attelle au genre
avec une telle assurance qu'il déclasse jusqu'au célèbre
Almost Human d'Umberto Lenzi en terme d'intensité pure,
et signe par le fait même l'une de ses oeuvres les plus définitives.
Il s'avère par conséquent étonnant d'apprendre
que ce film, jusqu'en 1997, demeura un trésor oublié de
sa filmographie. Perdu durant plus de vingt ans dans les dédales
légaux du merveilleux monde de la distribution, le film fût
rescapé des voûtes par Lamberto Bava qui en produisit pour
l'occasion un remontage - intitulé Kidnapped - dont
la pertinence fût immédiatement remise en question par
les fidèles du maestro.
À l'écoute du film original, on peut comprendre que certains
se soient insurgés contre la plus modique des modifications apportée
par Bava fils à celui-ci: Rabid Dogs est d'une précision
époustouflante, et l'économie de moyens qu'y dévoile
Bava ne fait qu'en accentuer l'efficacité démente. Pour
l'essentiel situé dans une automobile en mouvement, ce huis-clos
contraignant propulse une élémentaire histoire de kidnapping
au rang de sauvage conte moral pessimiste et déjanté.
Le synopsis est élémentaire, la mise en situation explosive
mais fragmentaire. Rapidement, c'est l'opposition entre une poignée
de brigands - que l'on croirait à en juger par leurs sales tronches
rescapés d'un western spaghetti - et leur « innocentes
» victimes qui alimente un suspense primaire, férocement
humain. Rabid Dogs, c'est Bava chez Peckinpah; ou encore, c'est
Bava annonçant le Tarantino de Reservoir Dogs l'humour
post-moderne en moins. Mais, surtout, c'est Bava s'insurgeant ouvertement
contre tout ce qu'il méprise du genre humain et que ses fables
fantastiques vilipendaient déjà, avec toutefois beaucoup
moins de hargne: la cupidité, l'hypocrisie, la barbarie. Peut-être
est-ce cette profonde absence de foi en l'humanité qui a valu
au cinéma de genre italien sa réputation d'art totalitaire,
voire fasciste?
Cette accusation est parfaitement discutable, quoiqu'à tout le
moins digne de mention, mais nous détourne de l'enjeu principal
de Rabid Dogs. Le suspense, voilà l'essence même
de cette mécanique implacable. Et, à ce niveau, le film
de Bava est tout simplement exemplaire. Évitons les clichés:
ce n'est pas chaque plan qui est soupesée, ou chaque coupe du
montage qui a un impact sur le récit. Rabid Dogs carbure
plutôt à l'effet cumulatif, à la nervosité
abrasive - et surtout sans relâche - d'une mise en scène
qui donne en quelque sorte dans l'hyperréalisme: visages grossis
au point d'en devenir de vulgaires caricatures, amplification dramatique
d'un espace minuscule, recours quasi-systématique à des
objectifs à angle large pour filmer les extérieurs. C'est
dans la violence du rythme, estomaquante dès les premières
minutes du film, que le montage trouve son souffle; un halètement
soutenu dont chaque expiration craintive induit une coupe franche, aussitôt
cautérisée par le flot implacable de la procession. Bava
emprisonne le spectateur, captif d'un habitacle restreint mais surtout
de la logique carnassière animant ces personnages que l'instinct
de survie renvoie à l'état animal.
Certes, les grimaces simiesques des voleurs peuvent à l'image
de leurs actes sembler inhumains. Heureusement, Bava déjoue habilement
les pièges de la caractérisation manichéenne du
film de genre pour brosser un portrait plus complexe de ses personnages
- qui peuvent faire preuve de sensibilité aux moments les plus
inattendus. Rabid Dogs refuse de retirer à ses protagonistes
leur individualité - de les assimiler à une masse uniforme,
infâme. Par l'emploi ingénieux d'un objet donné,
le téléphone que ne décroche pas l'employé
d'une station service par exemple, la mise en scène place explicite
la notion de « choix » au coeur de ses préoccupations.
Plus encore, l'Italien s'amuse à placer le spectateur dans une
situation ambiguë de complicité, brouillant un peu plus
encore la notion de morale du spectacle: un comédien échange
avec le public un regard-caméra, avorté au dernier moment,
alors que le malfrat qu'il interprète s'apprête à
commettre un geste particulièrement répréhensible.
Le dénouement, que certains diront tiré par les cheveux,
poursuit dans la même veine auto-critique. Plus sordide encore
que l'ignominie des kidnappeurs était l'hypocrisie de la victime.
Certes, Rabid Dogs par son nihilisme absolu peut sembler extrémiste;
et si l'art du cinéma est de capter à même la surface
d'une réalité banale une beauté sublime, force
est d'admettre que cette exposition d'atrocités laisse à
désirer en tant qu'art cinématographique. Mais, dans son
créneau spécifique de l'image perverse et admettons-le
quelque peu malsaine, le film de Bava atteint des sommets d'excellence
d'une étonnante altitude. Voici tout le mal qui ronge le coeur
de l'homme, condensé en quelques quatre-vingt dix minutes de
pur cinéma. Mais plus encore qu'une exploration de ces vices,
Rabid Dogs pointe vers une dissolution de la notion de genres:
des bandits de western y déambulent en pleine Italie moderne,
tandis qu'un cinéaste de prime abord reconnu pour son cinéma
fantastique y signe l'une de ses oeuvres les plus abouties en pleine
allégorie du réalisme. Un an plus tôt, Jean-Marie
Sabatier dans ses Classiques du cinéma fantastique définissait
déjà peut-être mieux que quiconque le style Bava:
« Participant de tous les genres, le cinéma de Bava échappe
à tous les genres. » Avec ce carnage cruel, son avant-dernier
film, le réalisateur qui s'était distingué par
le lyrisme de son cinéma d'horreur se désistait une fois
de plus de toute catégorisation possible, offrant cette fois
un film où la beauté semble parfaitement absente, effacée,
remplacée par le style froid et désincarné.
Version française : -
Version originale :
Cani arrabbiati
Scénario :
Alessandro Parenzo
Distribution :
Riccardo Cucciolla, Don Backy, Lea Lander, Maurice
Poli
Durée :
96 minutes
Origine :
Italie
Publiée le :
10 Septembre 2007