PRINCE OF BROADWAY (2008)
Sean Baker
Par Mathieu Li-Goyette
La représentation généraliste des hommes de race
noire faisant partie de « la rue » est bien connue. Celle
que l’on voit ressasser soir après soir aux bulletins d’informations,
celle que l’on voit dans les vidéoclips insipides de l’industrie
du hip-hop, c’est aussi celle que l’on voit au cinéma
de Berverly Hills Cop à Bad Boys en pensant
exceptionnellement à Boys in the Hood et l’apogée
du cinéma de Spike Lee. Il est dès lors difficile d’aborder
un film tel que Prince of Broadway qui, innocemment, présente
cet homme que l’on a jamais vu, mais qui pourtant l’on semble
bien connaître. Servi par un revendeur venant d’Europe de
l’Est, ancien copain d’une femme d’origine latine,
le protagoniste « catalyseur » du film de Baker sent le
condensé d’ethnicité pour le plus grand résumé
cosmopolite. Pourtant, il y a dans toute cette vulgaire fringale de
« couleurs » et de verbiage une humanité nouvelle,
un sentiment d’assister au commencement d’un cinéma
(du moins, d’un film) nouveau ancré dans son milieu, déraciné
de ses limites émotives. Lucky, ce jeune adulte arrivé
illégalement du Ghana reçoit un matin un jeune enfant
(qui n’est pas noir) de cette ex-petite amie sous prétexte
qu’il est sien, qu’il devra s’en occuper jusqu’à
nouvel ordre. Alors que nous commencions tout bonnement à connaître
le train de vie du père nouvellement choisi - un taudis d’appartement,
des fréquentations louches, un patron à la vie amoureuse
chancelante, au moins une nouvelle copine aimante - on en vient rapidement
à souhaiter pour le petit bambin sans nom de s’agripper
à la jambe du premier venu. Non, la vie n’est pas facile
quand notre père veut être le prince de Broadway.
Prince en toc tout d’abord puisqu’il vend du toc. Prince
en toc puisqu’il est protégé par un attirail de
laisser paraître : vêtements amples, bijoux de plastique,
souliers contrefaits dont il est le propre revendeur. Pourtant, derrière
son parler mi-ghanéen mi-new-yorkais, son air de « gangster
de la rue », Lucky doit se conformer peu à peu à
sa propre personnalité, se retrouver lui-même pour isoler
ce qui lui permet d’être père. Car le droit à
la paternité nécessite un savoir et une pérennité
pour justifier le lègue que, incertain d’en possédé
un, Lucky ne peut prétendre avoir en réserve pour son
nouvel enfant. Enfant abandonné sans nom, sans identité
(des tests d’ADN fatidiques permettront de savoir le dénouement
de son ascendance), il est le canevas en même temps que décalque
de l’« enseignement » à venir d’un père
qui se cherche. Mérite-t-il son rôle de père? Son
« héritage » culturel métissé, chambardé
par la violence omniprésente de son quotidien représente-t-il
une passation plausible pour un jeune bambin qui n’atteint pas
encore les 24 mois? C’est dans un marasme urbain où les
intriguent se croisent selon une rythmique souvent hasardeuse que Lucky
s’en fera une raison. Premièrement pour assumer ses responsabilités
(et prouver à sa petite amie qu’il peut « être
un homme »), en second lieu par amour envers cette nouvelle petite
chose qui, sans jamais l’appeler « papa » (puisqu’il
ne l’est pas encore), dérange peu à peu un milieu
d’où ressort progressivement l’humanité. Le
gérant d’Europe de l’Est, la copine, les divers clients,
il y a dans l’inclusion impromptue de l’enfant dans le milieu
de Lucky une sorte de révélateur au sens d’un agent
chimique intrus, introduit in vitro dans un espace homogène (lire
: « stéréotypé ») à présent
décortiqué.
Pour avoir abattu les instances de la caractérisation facile,
le film de Baker se veut principalement basé sur un détournement
des présupposés en se risquant vers plusieurs segments
lancinants où la puissance du récit s’estompe face
à un jeu routinier (tant la mise en scène que l’interprétation
au plus souvent excellente) qui s’assoie sur ses bases du cinéma
indépendant bon marché. Certainement porté par
la popularité d’une « esthétique Sundance
», Prince of Broadway joue les règles du jeu :
caméra portée à l’épaule, trame sonore
indépendante et expressive (donnant à l’ensemble
de ce type de productions le côté optimiste et idéalisé
de la comédie musicale sans jamais pour autant chanter de vive
voix), milieux glauques chargés d’une poésie qui,
pour s’illustrer, prend les atours de l’innocence (ici un
nouveau-né, avant une fillette ou une adolescente enceinte, etc.).
Sans pour autant que le fait d’afficher de bonnes et saines attentions
soit une mauvaise chose face à un scénario portant essentiellement
sur le devenir d’un père et sa prise de responsabilité,
il y a dans Prince of Broadway un agencement discordant entre
finales et mises en situation dans la mesure où même si
le récit de Baker et Darren Dean (aussi producteur) recèle
plusieurs originalités dans ses diverses intrigues, leurs dénouements
semblent souvent trop menés par la main de l’heureux hasard.
Déterminés par une suite logique de « qui a pêché
sera puni », l’épilogue épargne Lucky et son
gérant, car le premier vient de s’affirmer père
tandis que le second - chose apprise à l’observer interagir
avec le bambin - est un homme fondamentalement aimable qui cache, derrière
sa richesse et la possession qu’il inflige à sa compagne,
un grand coeur.
Alors parce qu’il est aimable, mais aussi parce qu’il épargne
Lucky de la vérité à propos de son fils, le gérant
se sauve, ouvrira commerce dans le même immeuble (après
une descente policière qui verra Lucky prendre conscience de
l’amour qu’il porte pour son fils) et mettra enfin une croix
sur sa relation avec une jeune femme qu’il n’avait mariée
au départ que pour son obtention de citoyenneté. S’abreuvant
à même le système « blanc » les immigrés
du film de Baker se voient petits vampires de l’organigramme racial
new-yorkais qui les regarde bizarrement. En effet, la décision
finale de Lucky de continuer son boulot de revendeur sonne comme un
faux cercle vicieux : un misérabilisme presque masochiste devant
toutes les portes de sorties qui lui sont offertes aux dires de sa copine
et du spectateur. Décidant finalement de trouver un nom à
son enfant qu’il nommera Prince, ce prince de Broadway prend sens
et devient successeur d’un héritage en bonne et due forme
enfin assumé par son père. Si c’est malheureusement
dans une mise en scène transparente que Prince of Broadway
perd de sa personnalité bien terre-à-terre, une interprétation
remarquable du trio d’adultes qui côtoient l’enfant
fait pardonner bien des excès de grossière bonne volonté.
Larmoyant, « self-made man story » exemplaire,
ce nouvel opus du cinéaste américain qui s’est déjà
vu récompensé dans maints festivals promet de belles alternatives
pour le drame social américain à l’époque
où celui-ci, derrière les sous-textes de parodies (Mike
Judge, Kevin Smith) a peut-être grand besoin de se retrouver face
à face avec des problèmes aussi fondamentaux que ceux
de l’immigration, des gangs de rue, des situations monoparentales
encore mal encadrées. Si nous sommes rendus au point où
un homme de la trempe de David Gordon Green se soumet à la tentation,
c’est à présent au risque d’embrasser une
trop large cause que l’on pourrait se retrouver (par chance?)
devant un nouvel amalgame de récits. À condition, et seulement
sous celle-ci, que ce vertige soit cautionné par une expression
cinématographique renouvelée.
Version française : -
Scénario :
Sean Baker, Darren Dean
Distribution :
Prince Adu, Karren Karagulian, Aiden Noesi, Keyali
Mayaga
Durée :
100 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
6 Octobre 2009