PRECIOUS (2009)
Lee Daniels
Par Louis Filiatrault
Référer à Precious comme étant
« le film d'Oprah » était déjà un cliché
avant même sa présentation au Festival du Nouveau Cinéma
de Montréal, le film ayant déjà fait la manchette
à Toronto et surtout à Sundance, où il rafla carrément
la mise. Aussi est-ce avec la meilleure des foi et une tout aussi bonne
paire de pincettes que nous avons approché ce film qui, à
l'instar de Slumdog Millionaire l'an dernier, se dirige vers
les Oscars avec une rumeur favorable. Hélas, bien qu'il reste
à voir la réaction du grand public, il y a déjà
fort à parier que ce lourd pensum disparaîtra de la mémoire
cinéphilique avant longtemps. À la réalisation
de son deuxième long-métrage, le jeune producteur Lee
Daniels fait preuve d'une intelligence à peu près nulle,
s'efforçant de transcender plusieurs clichés, mais ne
parvenant finalement qu'à les renforcer. Certaines qualités
rédemptrices ont beau brouiller les pistes au cours d'un dernier
acte surprenant de finesse, l'ensemble n'en demeure pas moins un traitement
hautement superficiel de la misère sociale et psychologique ainsi
qu'un pamphlet tout ce qu'il y a de plus infantile en faveur de l'estime
de soi chez les moins fortunés. Cas éminemment difficile
à aborder, Precious ne fait déjà pas l'unanimité,
mais mérite à tout le moins d'être discuté.
Un peu de recherche nous aide à mieux saisir l'esprit à
l'origine de ce récit riche en matière funeste: fruit
d'une mentalité bohème, le roman Push est inspiré
par les jeunes femmes que Ramona Lofton (mieux connue sous le pseudonyme
de « Sapphire ») tutela dans une école alternative
de Harlem. Or, s'il n'y a point douter que l'ouvrage s'avérait
sincère et chargé d'observations perspicaces, notamment
par le biais d'une écriture à la première personne
de type « automatique », c'est justement une ligne stylistique
bien définie qui manque à Precious, un ancrage
qui accroîtrait le poids de son accumulation de triste substance.
Bien que l'imposant gabarit de la nouvelle venue Gabourey Sidibe suffise
à faire du film un objet de curiosité ainsi qu'à
lui octroyer un indubitable centre, il est difficile de concevoir le
traitement du personnage principal comme autre chose qu'une occasion
manquée de pénétrer l'intériorité
d'une minorité physique et sociale. Tantôt soumise aux
monologues de sa mère, tantôt agressive dans son comportement,
Clareece Jones est présentée comme une jeune fille, certes,
confuse, mais son caractère nous échappe en raison de
dialogues frustes et de bribes de voix off inconsistantes. La disonnance
touche à son tour le filmage des quelques lieux de l'action:
d'un côté, l'appartement malpropre, aux teintes orangées
soulignant l'arrière-goût sordide ; de l'autre, la salle
de classe inondée de lumière naturelle, certes, plus accueillante,
mais sans la moindre parenté plastique avec son opposée.
Entre les deux, la rue inerte, filmée sans inspiration, et des
passages relâchés traînant le récit d'un événement
à l'autre sans rythme ou tension.
Aussi pesant que puisse paraître ce manque d'unité, il
n'est pourtant rien à côté des effets grossiers
que déploie Lee Daniels sur l'ensemble de son film. La suspicion
est éveillée dès la première tentative de
« faire vrai », par un tremblement accentué de la
caméra (une tactique par ailleurs réservée aux
scènes situées dans des bureaux). Mais l'accumulation
des erreurs en ce genre finit par mettre en lumière toute la
vulgarité avec laquelle le réalisateur met en images ce
qu'il convient de nommer « la réalité ». Lorsque
l'héroïne entrevoit dans son miroir le reflet d'une femme
blanche aux cheveux blonds au lieu du sien, ce n'est ni un racisme latent,
ni la tristesse d'une jeune fille résignée que le film
révèle ; c'est plutôt une façon tellement
binaire de séparer le vécu et le fantasme qu'elle en désamorce
toute forme de poésie. L'obscénité atteint un comble
chaque fois que Precious nous est donnée à voir sous le
feu des projecteurs, souriante, arborant des vêtements luxueux,
contraste pour le moins frappant avec la misère sauvage souvent
montée en parallèle (il faut voir ces plans de bacon grésillant...).
Le résultat de ces juxtapositions « choquantes »
et d'autres parenthèses douteuses est d'alourdir inutilement
un contenu déjà navrant et de renforcer une conception
du bonheur tout à fait puérile, au point de prendre carrément
le spectateur pour un imbécile.
Il serait pourtant faux de ne voir que du mauvais dans toute l'entreprise.
Tandis qu'on pourrait croire que les développements ne cesseraient
de s'alourdir suite à un sommet dramatique terrifiant (affligé
par ailleurs d'effets de montage particulièrement exécrables),
le récit prend une tournure étonnante en se faisant elliptique,
observateur, voire gracieux. Le film se trouve enfin une voix, et parvient
ce faisant à étoffer le thème de la solidarité
féminine qui jusqu'alors se faisait bien discret. Il faut dire
que les interprètes, sans non plus enflammer l'écran,
font généralement preuve d'une aisance tout à fait
sympathique, comme l'illustre le passage tendre suivant l'accouchement
de l'héroïne. Et pourtant, la présence à l'image
du chanteur Lenny Kravitz au cours de ladite scène ne peut s'empêcher
de rappeler la part d'artificiel et de « glamour » à
la racine du projet ; la solennité de Paula Patton et l'inconfortable
stoïcité de la vedette Mariah Carey, malgré toutes
les bonnes intentions des comédiennes, traduisent un degré
de pitié, certes, contagieux, mais peu constructif. Pour tout
dire, chaque inspiration fugace de Precious ne tarde jamais
à succomber au moralisme de son regard ainsi qu'à la pression
de son objectif mercantile, trahissant par le fait même une sérieuse
carence d'âme.
La conclusion du film, authentique surprise entraînant une réévaluation
de l'insupportable personnage de la mère, menace de renverser
notre jugement, mais s'avère en fait l'aboutissement logique
de ce qui l'a précédée. Certes poignante, l'ultime
séquence d'explication (qui pourrait d'ailleurs attirer un Oscar
à l'actrice Mo'Nique) touche une corde sensible de vérité
psychologique, mais fait l'effet d'un coup d'épée dans
l'eau. Ce que proposent en vérité les artisans de Precious,
c'est une fausse fin ouverte, une manière plutôt hypocrite
de fermer la boucle alors que les nombreux problèmes évoqués
par le film demeurent bien prégnants dans le monde réel.
Sans être idyllique, cette résolution partielle échoue
surtout à faire sortir le film du simple cadre individuel, négligeant
de chercher la source du malheur au-delà des traumatismes générationnels.
Conforme à une certaine idée du réalisme académique,
le drame ne sait où se positionner entre les enjeux sociaux et
intimes, et préfère abandonner Clareece au moment où
elle se dit qu'un jour, comme sa bienfaitrice, elle pourra comprendre
les canaux de télévision sophistiqués. Le film
réconforte, mais ne dévoile rien, sinon les traces disparates
d'une culture de la misère dont la détresse ne surprendra
que les groupes les plus déconnectés du monde contemporain.
Pendant ce temps, les investisseurs se réjouissent, tandis que
les vedettes impliquées se félicitent de leur bonne action.
Tant de courbettes et de formalités pour cette oeuvre aux vertus
limitées, dont le potentiel abondant n'aura pas été
réalisé.
Version française :
Precious
Scénario :
Geoffrey Fletcher, Sapphire (roman)
Distribution :
Gabourey Sidibe, Mo'Nique, Paula Patton, Mariah
Carey
Durée :
110 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
4 Novembre 2009