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PONETTE (1996)
Jacques Doillon

Par Louis Filiatrault

On dit souvent des enfants qu'ils posent les questions et lancent les vérités que les grands n'osent plus prononcer. On en déduit que l'expérience de vie n'a pas encore enclenché les mécanismes inhibiteurs qui leur feraient juger bon de retenir leur langue. Mais la formation du caractère demeure une énigme que peu de cinéastes ont su cerner avec justesse et discernement ; peut-être pour cause d'avoir souvent visé trop large. Avec Ponette, le scénariste et réalisateur français Jacques Doillon se démarque en abordant cette question d'un angle radicalement frontal: soumettant sa protagoniste à l'une des plus dures épreuves psychologiques imaginables, il enchaîne avec une description détaillée de la détresse enfantine dans un contexte précis. Fruit d'une démarche d'enquête approfondie, l'expérience émotionnelle en résultant est d'une puissance hors de toute description, ancrée dans l'une des directions d'acteurs les plus exceptionnelles de son temps.

À l'orée du film, l'héroïne éponyme de Ponette reçoit de son père (ou de son beau-père, difficile d'en être sûr) l'annonce du décès de sa mère. Par la suite, elle tentera par tous les moyens, des plus actifs aux plus passifs, d'entrer à nouveau en contact avec elle. C'est essentiellement tout ce qu'il faut savoir pour se faire une idée de ce récit fort inhabituel, épurant les revirements dramatiques au profit de développements presque exclusivement psychologiques. D'emblée, le cinéaste affiche une position de proximité extrême à son personnage principal, filmée en téléobjectif de la façon la moins contraignante possible ; cette posture, il n'en démordra qu'à quelques reprises (et toujours pour de bonnes raisons), façonnant de son regard concentré une atmosphère cinématographique attentive aux moindres détails du visage, à chaque réplique manquée, voire même aux blessures imprévues. Par la rigueur de son observation, Jacques Doillon redéfinit le terme « à hauteur d'enfant ».

Mais ce ne sont là que les préceptes cérébraux d'une oeuvre tout bonnement envoûtante, et ce au tout premier degré. La première qualité faisant de Ponette un objet historique inestimable est la contribution artistique majeure de l'actrice Victoire Thivisol, âgée de quatre ans au moment du tournage. Dans sa première apparition à l'écran, la petite fille se révèle comme rien de moins que l'une des présences les plus complexes et fascinantes de l'histoire du cinéma. Complexe parce que composée de plusieurs phases (analysées plus en détail dans Jouer Ponette, documentaire assemblé par la Québécoise Jeanne Crépeau) ; là où les habitués de la caméra savent camoufler leur progression sous le masque du professionalisme, la jeune Victoire laisse ici paraître les traces de sa recherche personnelle en tant qu'interprète, de l'hésitation initiale au jeu pur et dur. Tourné hors chronologie, le film entremêle donc les humeurs de l'actrice de façon déconcertante. Mais plutôt que d'irriter, ces ruptures tendent plutôt à renforcer le climat d'urgence émotionnelle entourant le personnage dans sa quête sans espoir. Entre les mains de Jacques Doillon et de ses monteurs, chaque nuance (et chaque maladresse) du jeu de Victoire Thivisol devient une ultime curiosité, le témoignage indéniable d'un bagage humain commun, et ce aussi factice soit-il rendu par les diverses instances de la création cinématographique.

Fort heureusement, le succès de Ponette ne repose pas uniquement sur son interprète principale, mais bien sur un travail d'ensemble très équilibré. Au niveau du cadrage et de la palette de couleurs, la sobriété est le mot d'ordre, mais la mise en scène s'enrichit de mouvements de caméra réfléchis et surtout d'une grande capacité d'adaptation à la spontanéité de ses jeunes sujets. Épaulée par quelques adultes parfaitement adéquats, Victoire Thivisol est également entourée d'une distribution d'enfants d'un naturel réjouissant, dont la candeur mêlée de gêne donne lieu à des passages tout à fait étonnants ; une discussion naïve et rigolote sur le mariage et le célibat, par exemple. Il en va de même des moments de tendresse entre Ponette et le petit Matiaz Bureau Caton, dont les mots doux et les baisers s'avèrent un puissant agent de réconfort. C'est dans ce genre de moments, ceux où les préparatifs de l'écriture se mêlent aux instincts des comédiens, que l'incursion dans cet univers d'êtres en construction s'avère la plus intrigante, la plus originale même. Au lit comme au terrain de jeu, Jacques Doillon parvient à rendre sa réalisation aussi transparente que possible et à laisser planer une remarquable impression d'improvisation, mais sait aussi intervenir pour mieux orienter la lecture, diriger l'émotion pouvant exploser à tout moment.

Car Ponette est avant tout un film d'une intensité dramatique rare, le combiné de forces indescriptibles devant être syntonisées pour être comprises. Bien sûr, certains reprocheront une certaine redondance dans la construction des scènes (Ponette rencontrant quelqu'un, discutant d'un problème, le résolvant ou non...), ou trouveront même à redire aux hoquets d'un montage composant avec un matériel fondamentalement instable. Mais ces « défauts » demeurent cruciaux à la dynamique de cette oeuvre aventureuse fondée sur un motif d'exploration, préférant l'exhaustivité et l'authenticité à la concision rassurante. Le dénouement-surprise à caractère mystique s'avère aussi très discutable, brisant subitement l'unité de vraisemblance soigneusement entretenue par le réalisateur ; il s'avère aussi un moment de soulagement extrêmement bienfaiteur dans une oeuvre qui ne se veut pas pessimiste, en plus de conserver un part d'ambiguïté plus que judicieuse. En somme, chaque élément fragile de Ponette se rapporte à la démarche artistique bien particulière à l'oeuvre en filigrane de sa conception et y trouve sa raison d'être. Dans l'optique d'un renouveau du réalisme, Jacques Doillon, habitué des sujets psychologiques ayant fait ses classes dans le documentaire, a réuni les facteurs nécessaires à un aboutissement de la mise en scène de l'enfance au cinéma. Il en a tiré une oeuvre bouleversante, sans âge et sans foyer, et l'un des meilleurs films des années 90, de France ou d'ailleurs.




Version française : -
Scénario : Jacques Doillon, Brune Compagnon
Distribution : Victoire Thivisol, Delphine Schiltz, Matiaz Bureau Caton, Léopoldine Serre
Durée : 97 minutes
Origine : France

Publiée le : 16 Janvier 2009