POLYTECHNIQUE (2009)
Denis Villeneuve
Par Jean-François Vandeuren
L’une des grandes particularités de la désormais
célèbre trilogie sur la mort de l’Américain
Gus Van Sant était la nature étonnamment froide et anonyme
qui caractérisait l’ensemble de ses trois volets. Bien
que tous inspirés de faits réels facilement identifiables,
le cinéaste sut se détacher suffisamment des événements
ayant entouré le meurtre de David Coughlin, le massacre de Columbine
et le suicide de Kurt Cobain pour offrir une méditation beaucoup
plus personnelle sur chacune de ses tragédies. Ce qui nous amène
aujourd’hui à l’on ne peut plus controversé
Polytechnique du Québécois Denis Villeneuve,
qui ose pour sa part afficher ses couleurs jusque dans le titre de son
film - qu'il dissocie à nouveau de l’institution scolaire
à laquelle il fait normalement référence pour le
réassocier à la tuerie qui ébranla le Québec
tout entier il y a maintenant près de vingt ans. La question
reste évidemment à savoir s’il était réellement
nécessaire de tourner le fer dans la plaie de cette façon
en cherchant à reconstituer et à immortaliser un tel drame
sur pellicule. Une polémique qui souleva d’ailleurs les
passions et qui divisa même les principaux concernés -
le projet ayant reçu l’appui des familles des victimes
alors que l’École Polytechnique de Montréal refusa
catégoriquement que celui-ci soit tourné à l’intérieur
de ses installations. Mais envers et contre tous, Denis Villeneuve et
Karine Vanasse nous livrent finalement cette production que plusieurs
s’étaient empressés de condamner avant même
que ne s’amorce sa mise en image. Basé sur les témoignages
de quelques survivants, l’effort retrace les événements
sordides du 6 Décembre 1989, jour où Marc Lépine
s’infiltra sur le campus et assassina froidement treize étudiantes
et une secrétaire avant de mettre fin à ses jours.
Les incidents de Montréal se démarquent évidemment
d’une tuerie comme celle de Columbine ou de Virginia Tech de par
la nature extrêmement misogyne des motivations du tireur, qui
ne prenait pour cibles ici que les membres de la gente féminine.
Ce dernier manifestera d’emblée une haine aussi troublante
qu’irrationnelle envers les femmes - et plus particulièrement
les féministes - qui, selon lui, tentent d’accroître
leurs droits tout en s’appropriant ceux des hommes. Et c’est
précisément à ce niveau que Polytechnique
réussit à justifier sa propre existence en allant au-delà
de la tragédie pour offrir un certain regard sur la société
québécoise de l’époque, qui figurait parmi
les plus évoluées sur la planète pour ce qui est
des questions d’égalité entre les hommes et les
femmes. Mais comme pour tout grand changement social, ce n’est
pas tout le monde qui est en mesure de s’adapter rapidement à
de telles percées. Une idée qu’abordera le réalisateur
sans toutefois chercher à expliquer ou à imprégner
les événements de son film - qualifiés d’inévitables
par le tueur - d'une quelconque logique. Villeneuve présentera
d’ailleurs un habile contrepoids au discours de Lépine
en soulignant dument les sacrifices que durent faire certaines femmes
pour profiter d’une telle ouverture sur le monde, notamment en
ce qui a trait à la fondation d’une famille. Le réalisateur
démystifie ainsi la tragédie pour en tracer un portrait
lucide, étonnamment neutre et dépourvu de tout élan
spectaculaire. Une approche qui lui permettra d’approcher de façon
passive toute la question de l’inaction des hommes présents
lors de la fameuse séparation, canalisant superbement ces forts
sentiments de détresse et d’impuissance face à la
menace à travers un seul et même personnage, interprété
par un Sébastien Huberdeau aussi juste que bouleversant.
Évidemment, Villeneuve et son coscénariste Jacques Davidts
marchèrent constamment sur des oeufs pendant l’élaboration
de leur document et durent par conséquent redoubler de prudence
et d’ardeur. Mais bien que nous puissions sentir du début
à la fin tout le malaise se dégageant du présent
effort, une telle contrainte eut pourtant des effets beaucoup plus positifs
que négatifs sur l’équipe en charge du projet. Le
défi le plus apparent dans ce cas-ci se situait sans contredit
au niveau du point de vue, à savoir : de quel angle le drame
de la Polytechnique devait-il être rapporté? Et pourtant,
c’est à ce niveau que le cinéaste réussit
à faire le compromis le plus important, et surtout le plus payant,
de toute la production. Villeneuve s’éloigna ainsi de son
style ordinairement très chargé pour élaborer une
mise en scène beaucoup plus sobre et épurée tirant
merveilleusement profit des teintes de noir et de blanc de l’exceptionnelle
direction photo de Pierre Gill. Évidemment, les comparaisons
avec un certain Elephant deviennent vite inévitables,
ne serait-ce que pour la structure non-linéaire du film de Villeneuve
ainsi que le recours constant de ce dernier aux longs plans calmes et
délicats durant lesquels il suit ses sujets en longeant discrètement
les corridors de l’institution. Mais le réalisateur joue
encore là de finesse en inscrivant malgré tout son oeuvre
dans une tradition cinématographique bien de chez nous, s’inspirant
plus précisément du cinéma direct tel que façonné
par Michel Brault et Pierre Perrault - que Villeneuve cite d’ailleurs
directement - pour nous immiscer plus naturellement dans le quotidien
de ses étudiants. Le Québécois propose ainsi une
facture visuelle irréprochable, fusionnant parfaitement son versant
réaliste à celui plus lyrique et poétique pour
signer une réalisation parfois très dure, mais néanmoins
forte, précise, et parfois même éblouissante.
S’il ne parvient jamais à prouver sa nécessité
hors de tout doute raisonnable, Polytechnique s’impose
à tout le moins comme une oeuvre cinématographique tout
ce qu’il y a de plus pertinente. Nous pardonnerons ainsi une certaine
tendance tout au long du film à placer les femmes sur un piédestal
par rapport à leurs confrères masculins. Un réflexe
qui, bien qu’indispensable vues les circonstances, se révèle
la plupart du temps forcé et quelque peu maladroit. L’exercice
demandera également une certaine connaissance des événements,
car le réalisateur ne fait en soi ici que rapporter ceux-ci sans
jamais chercher à en révéler les causes ou à
s’interroger sur le passé du tueur. Villeneuve gardera
d’ailleurs judicieusement ce dernier sous le couvert de l’anonymat
afin de porter toute notre attention sur le drame en cours plutôt
que sur son instigateur. Une simplicité volontaire qui était
en soi de mise et qui permettra d’autant plus au cinéaste
de gérer la propagation de la crise d’une manière
particulièrement pesante, mais néanmoins crédible
et réfléchie. Outre l’excellente performance de
Sébastien Huberdeau, Karine Vanasse s’impose par son jeu
étonnamment discret alors que Maxim Gaudette s’avère
sidérant dans la peau du jeune tireur visiblement déconnecté
de la réalité et de toute émotion. Polytechnique
porte ainsi un regard sensible, percutant, mais néanmoins détaché,
sur les incidents tragiques de Décembre 1989, Villeneuve invitant
son public à tirer ses propres conclusions plutôt que de
les lui imposer. C’est d’ailleurs en se soumettant lui-même
à certaines restrictions que le réalisateur sera parvenu
à remporter ce pari des plus risqués. Car l'objectif du
présent effort était en soi de recréer l’événement
plutôt que de tenter de le déchiffrer, et surtout de susciter
de vives réactions chez les membres d’une communauté
qui se doivent désormais de ne jamais oublier.
Version française : -
Scénario :
Jacques Davidts, Denis Villeneuve
Distribution :
Maxim Gaudette, Sébastien Huberdeau, Karine
Vanasse
Durée :
77 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
6 Février 2009