LE PETIT LIEUTENANT (2005)
Xavier Beauvois
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il est impossible de dénombrer les films qui se sont penchés
sur le milieu policier, soit pour en révéler les mécanismes
internes ou au contraire pour les masquer d'un voile d'archétypes
et de clichés aujourd'hui bien inscrits dans le subconscient
populaire. À une époque où les forces de l'ordre
n'ont pas la cote au cinéma comme dans la réalité,
Le Petit lieutenant remporte un pari audacieux: nous les présenter
sous un jour parfaitement humain en brossant un portrait honnête
et rationnel de leur profession, à contre-courant des images
simplistes les dépeignant comme corrompues et abusives. Alors
que le tiède polar 36 Quai des Orfèvres nourrissait
un mélodrame manipulateur des intrigues intestinales et des jeux
de pouvoirs de la préfecture, L'Esquive d'Abdellatif
Kechiche employait les policiers comme symboles de l'oppression raciale
et sociale. Sans nier l'état de crise de la société
française, le quatrième long-métrage de Xavier
Beauvois arrive à nuancer le regard que pose le cinéma
de l'Hexagone sur un métier autrefois glorifié, aujourd'hui
malmené, qui demeure malgré tout l'un des piliers de l'ordre
tel que le conçoit historiquement l'homme.
Fraîchement sorti de l'académie, Antoine est affecté
à Paris où il est placé sous la direction d'une
policière d'expérience. S'intégrant rapidement
à ce nouvel environnement, le jeune homme découvre néanmoins
que le boulot de flic comporte son lot de banalités et d'insignifiance.
Pris sous son aile par sa supérieure, qui pour sa part lutte
incessamment contre son passé d'alcoolique, Antoine participera
activement à une enquête dont les principaux suspects ont
commis une suite d'agressions et se retrouve très tôt sur
le terrain. À partir de ce corps narratif somme toute dépouillé,
Beauvois arrive à orchestrer un drame lucide et puissant axé
sur des enjeux humains clairs et pertinents; s'il frôle de par
ses ressorts dramatiques le mélodrame, Le Petit lieutenant
s'amende et garde la tête froide grâce à une facture
clinique d'une rigueur admirable.
Par cette précision dont il fait preuve, le film de Beauvois
se penche sur un univers complexe et tente de comprendre ce code d'honneur
qui lui est propre. Tout en prenant bien soin de conserver une certaine
distance par rapport à son sujet, Le Petit lieutenant
traite avec intelligence des rapports entre les hommes au sein d'une
institution rigide où les transgressions sont possibles grâce
à toutes sortes d'ententes tacites. Si bien que l'on assiste
à une véritable scission entre l'univers «officiel»
et la réalité externe à cette institution, où
les officiers redevenus civils franchissent les barrières qu'ils
sont tenus de faire respecter. Ce n'est pas la première fois
que l'on voit deux policiers fumer un joint à l'écran;
par ailleurs, la logique très systématique du film de
Beauvois confère à cet acte une multitude de sens. Ici,
la loi redevient une notion théorique flexible que l'individu
est en droit de réévaluer selon ses valeurs personnelles.
Mais, surtout, Le Petit lieutenant est un fascinant exercice
de démystification cinématographique s'attaquant aux dogmes
associés à la représentation des corps policiers
à l'écran: la question du racisme est abordée sans
concession, tandis que le mythe du policier martyr est fracassé
dans un élan de réalisme aussi cru qu'il est tragique.
Refusant les préconceptions, le film de Beauvois impose la gravité
à un monde que les écrans privent habituellement de sa
vérité. Ce choix courageux aura un impact jusque dans
l'esthétique d'un film qui préconise sans concession le
rejet systématique des artifices et de l'illusion. Le cinéma
semble avoir été relégué aux murs du commissariat,
tapissés des affiches de ces oeuvres qui n'appartiennent plus
qu'au royaume de la fiction.
Par extension, c'est à l'autopsie de tous les troubles de la
France contemporaine que se consacre Xavier Beauvois: plus question,
ici, de se cacher derrière les murs d'une illusion bercée
d'archétypes rassurants. Parfait dans son rôle de jeune
policier encore idéaliste, Jalil Lespert - que l'on a pu voir
à quelques reprises chez Robert Guédiguian - propose une
figure forte de la naïveté à laquelle peut s'identifier
le spectateur face à une Nathalie Baye troublante de gravité
en policière désillusionnée. Portrait d'une France
divisée et névrosée, prompte aux excès populistes
et réactionnaires, Le Petit lieutenant est l'un des
films les plus pertinents que nous ait proposé l'Hexagone depuis
belle lurette; en partie parce qu'il arrive à marier la tradition
de réalisme du pays à son penchant pour l'auto-réflexion
mais surtout parce qu'il se refuse à réduire sa situation
actuelle au rang de simple paysage, décidant plutôt de
confronter ses tensions les plus inquiétantes d'une manière
intelligente et juste.
Version française : -
Scénario : Cédric Anger, Xavier Beauvois, Guillaume
Bréaud, Jean-Eric Troubat
Distribution : Nathalie Baye, Jalil Lespert, Roschdy Zem, Antoine
Chappey
Durée : 110 minutes
Origine : France
Publiée le : 14 Janvier 2007
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