PERFECT BLUE (1998)
Satoshi Kon
Par Jean-François Vandeuren
Si l’essence du cinéma d’animation en Asie et en
Occident sont souvent diamétralement opposés, le but visé
demeure toutefois le même : faire fi des contraintes imposées
par la réalité et les limites de la technologie pour plonger
le spectateur dans un monde fantastique aussi coloré qu’inventif.
Les Japonais ont su repousser les limites de cette forme d’art
en divergeant du penchant plus familial mis sur pied par Hollywood,
en particulier depuis l’ascension de l’animation 3D qui
finit malheureusement par devenir qu’une bête excuse pour
faire parler à peu près n’importe quoi. Si l'excellent
Akira de Katsuhiro Ôtomo fit du Manga un produit plus
exportable sur le marché mondial, c’est toutefois le Perfect
Blue de Satoshi Kon qui réussit dix ans plus tard à
imposer le genre auprès des cinéphiles qui, pour la plupart,
ne s’étaient limités jusque-là qu’à
l’œuvre d’Hayao Miyazaki. Il faut dire que le présent
effort est une première en soi. Au delà des combats de
bestioles insupportables, des guerres sanglantes de samouraïs et
des ravages industriels d’immenses robots militaires, Kon prit
le septième art par surprise en signant le premier thriller psychologique
de l’histoire du cinéma d’animation.
Devant originalement être tourné avec de vrais acteurs,
le projet fut maintes fois repoussé dû à l’insatisfaction
des producteurs face à l’adaptation du roman « pulp
» du même nom proposée par son propre auteur, Yoshikazu
Takeushi. Cette première version ne convainquit pas non plus
un Satoshi Kon sur le point de réaliser son tout premier long-métrage.
Le cinéaste trouva néanmoins suffisamment d’idées
pertinentes dans les écrits de Takeushi pour s’investir
dans la production et tenter de corriger le tir à sa manière.
Avec l’aide de Sadayuki Murai, l’un des scénaristes
de la populaire série Cowboy Bebop, Kon apporta les
changements nécessaires pour rendre cette histoire plus substantielle
et déroutante et justifier l’emploie de l’animation
pour sa mise en image. Ce scénario des plus complexes relate
l’histoire de Mima, une vedette pop sur le point d’abandonner
la chanson pour devenir actrice. Cette dernière devra toutefois
baisser la tête devant les méthodes peu orthodoxes de l’auteur
de la série policière dans laquelle elle décrocha
un petit rôle, lui qui n’hésitera pas à lui
écrire des scènes à la fois osées et brutales
pour changer son image et rendre son personnage plus crédible
auprès du public. Mais voilà que la sordide histoire de
meurtre dont la série télévisée fait état
commencera à se mêler à la réalité.
Craquant de plus en plus face à la pression constante exercée
par ses fans et son nouveau milieu de travail, Mima sombrera progressivement
dans un délire psychotique des plus inquiétants.
Par le biais d’un suspense extrêmement bien ficelé,
Kon et Murai livrent un constat des plus pertinents sur la place qu’occupe
le vedettariat dans la société d’aujourd’hui.
Perfect Blue se penche d’une part sur la façon
dont certains individus épient les faits et gestes de ces personnalités
publiques au point d’en faire une véritable obsession.
Un problème qui, grâce à la place grandissante qu’occupent
les médias dans nos vies, en particulier Internet, atteignit
des sommets pour le moins effrayants au cours des dernières années.
Ce qui fascine le duo ici est la manière dont nous associons
bien souvent le tempérament d’un personnage de fiction
à celui de son interprète sans considérer l’être
humain demeurant dans l'ombre qui, sous la pression et la peur de ne
pas être pris au sérieux dans un milieu aussi strict, peut
prendre part à des projets dont il n’aurait jamais oser
s’approcher d’ordinaire. Si Perfect Blue souligne
ces éléments en scrutant d’une part les réactions
du public face aux décisions professionnelles de Mima, le récit
joue également de finesse en examinant les conséquences
de ces ouï-dire sur la personnalité de cette dernière.
Ainsi, le fameux « Who Are You? » que la protagoniste
répète sans cesse ne sera bientôt plus associé
au texte d’une série télévisée et
deviendra progressivement une question que la jeune vedette se posera
à elle-même. Mima (tout comme le spectateur) aura alors
de plus en plus de difficulté à déterminer si elle
appartient à la réalité ou à la fiction
ou, pour compliquer les choses davantage, si elle n’est pas plutôt
un personnage réel prisonnier de l’imaginaire de quelqu’un
d’autre.
La grande particularité de Perfect Blue d’un point
de vue technique est que l’on imagine facilement son existence
en dehors du cercle de l’animation. Une caractéristique
dont seront également tributaires les tout aussi exceptionnels
Millennium Actress et Tokyo Godfathers. L’animation
est pour Kon une source d’effets spéciaux et un moyen de
fondre des éléments visuels éclectiques dans un
univers cinématographique foncièrement homogène.
Ce procédé est également mis à profit au
niveau de la structure narrative complètement éclatée
dont s’alimente le récit, en particulier lorsque vient
le temps de confondre réalité et fiction et ainsi faire
perdre progressivement au spectateur tous les repères qu’il
prenait jusque-là pour acquis. Pour sa part, la qualité
de l’animation ne rivalise peut-être pas avec les hauts
standards imposés par les productions d’Ôtomo et
Miyazaki, mais Perfect Blue possède néanmoins
un style bien à lui dont l’appartenance au récit
est constamment soulignée, même si celui-ci demeure en
soi fortement dépendant de la réalité.
Satoshi Kon signe d’une main de maître un thriller aussi
enlevant que chaotique dont la nature déjantée et le goût
pour les effets théâtraux rappellent parfois le Dario Argento
des belles années, alors que la trame sonore de Masahiro Ikumi
évoque à sa façon en arrière plan la musique
de Goblin. Ainsi, le protégé de Katsuhiro Ôtomo,
pour qui il signa l’histoire du World Appartment Horror
en plus de participer à la création artistique de Rôjin
Z et au scénario du segment Magnetic Rose de Memories,
propose un premier long-métrage qui s’imposait déjà
comme une œuvre de marque lors de sa première internationale
à Fantasia en 1997. Grâce à l’extraordinaire
richesse visuelle et narrative de ses œuvres subséquentes,
la filmographie de Satoshi Kon se positionna encore plus en marge de
ce que concocte l’Occident en matière d’animation
depuis le début du nouveau millénaire; sans compter que
le cinéaste japonais n’a toujours pas abandonner le bon
vieux crayon pour sombrer dans les méandres de l’animation
3D.
Version française : -
Scénario :
Sadayuki Murai, Yoshikazu Takeuchi (roman)
Distribution :
Junko Iwao, Rica Matsumoto, Shinpachi Tsuji, Masaaki
Ôkura
Durée :
81 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
6 Février 2007