PAPA À LA CHASSE AUX LAGOPÈDES
(2008)
Robert Morin
Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'oeuvre de Robert Morin porte systématiquement sur la notion
de point de vue. Du Voleur vit en enfer de 1984 jusqu'au Nèg,
en passant par le formidable Yes Sir! Madame... de 1994, le
cinéaste s'est toujours intéressé à la manière
qu'a le regard d'altérer le réel - une capacité
que ses protagonistes ont tendance à exploiter pour justifier
leurs agissements, pour accorder le monde à la conception qu'ils
s'en font. En filigrane, Morin articule la critique souvent décapante
d'une société complaisante et hypocrite, ravagée
par cet individualisme qui prend dans son cinéma la forme d'une
réflexion sur la subjectivité. Avec Papa à
la chasse aux lagopèdes, l'auteur ne change pas son fusil
d'épaule. Son plus récent long-métrage s'inscrit
dans la parfaite continuité d'une réflexion sociale et
individuelle féroce, qui prend tout son sens lorsque Morin la
rattache à celle qu'il pose depuis ses premiers courts-métrages
sur le phénomène de la vidéo personnelle. En détournant
le nombrilisme inhérent à cette pratique vers des fins
politiques, le réalisateur délimite comme sujet un point
d'intersection extrêmement pertinent entre les justifications
personnelles et les conséquences publiques des actes de Vincent
Lemieux (François Papineau, qui s'avère ici tout bonnement
spectaculaire), conseiller financier en fuite expliquant par l'entremise
d'un « film familial » peu conventionnel destiné
à ses deux filles les raisons qui l'ont poussé à
voler les économies de centaines de petits épargnants.
Mais, en cours de route, le fraudeur tenaillé par le doute exposera
- par l'entremise de mises en scènes de plus en plus raffinées
- des remords qu'il exorcisera par la suite grâce à un
jeu de dédoublements à la limite de la schizophrénie.
Drôle et abrasif, tendre et cruel, Papa à la chasse
aux lagopèdes est d'abord un incroyable exercice d'écriture
où la plume inspirée de Robert Morin offre une fois de
plus une synthèse sidérante des complexités de
la morale humaine. En s'adressant à nous comme à des enfants,
par le biais d'une stratégie narrative risquée qui encore
une fois fonctionne à merveille, l'auteur et son porte-parole
à l'écran se permettent de réduire à l'essentiel
les phénomènes qu'ils nous expliquent. Simultanément,
la forme même du film donne explicitement au spectateur le rôle
de « juge » alors que « l'accusé », s'adressant
directement à lui, présente ce qu'il convient d'appeler
sa défense tout autant que ses aveux; et Robert Morin, dans toute
cette histoire, prend un malin plaisir à jouer l'avocat du diable.
Mais, malgré sa mesquinerie et sa malhonnêteté,
le discours de Lemieux n'est pas complètement mensonger: sa haine
pour les «petits épargnants» qu'il a fauché
est justifiée par tout un raisonnement qui, de manière
convaincante, remet en question leur innocence. Par cette opération
de relativisation, le poids de la critique formulée par le film
ne repose plus sur les seules épaules de Lemieux - engrenage
privilégié d'une mécanique corrompue - mais bien
sur une responsabilité collective que chaque rouage du système
refuse d'assumer. Tout le raffinement du discours de Morin repose sur
cette opération à double sens, qui vise à personnifier
les méfaits de l'ordre économique capitaliste avec l'intention
somme toute plus juste de les universaliser.
Dans cette optique, l'objectif du cinéma de Robert Morin est
de s'approprier un point de vue, une perspective nouvelle sur des événements
connus. Inutile de chercher très loin les références
à l'affaire Norbourg, ce Vincent Lemieux portant jusque dans
son nom les stigmates de Lacroix. Ce qui étonne dans la démarche
qu'entreprend Morin face à un protagoniste de prime abord aussi
profondément détestable, c'est l'extrême capacité
d'empathie dont il témoigne malgré tout: on sent le tandem
Morin/Papineau tout à fait honnête dans son désir
de comprendre « l'autre » et ses actes, l'acteur l'habitant
avec une admirable intensité et l'auteur lui offrant un monologue
tour à tour lucide et poétique, humain et pathétique.
Leur personnage entreprend après tout une opération de
séduction, auprès de ses filles et par extension du spectateur,
en s'appropriant progressivement les moyens du médium vidéo
à des fins d'abord humoristiques puis plus tard carrément
psychanalytiques. Car, comme c'est fréquemment le cas chez Morin,
la caméra sert à tout un processus de distanciation -
geste poussé jusqu'à sa conclusion purement pathologique
dans le torturé Petit Pow! Pow! Noël de 2005. Lemieux,
en se mettant en scène, arrive à poser un regard sur lui-même
- notamment par la création d'une fiction autobiographique éminemment
cinématographique. La caméra le provoque, le force à
s'ouvrir à elle. D'abord simple interlocutrice, elle deviendra
finalement un outil pour déconstruire et remettre en ordre son
esprit troublé. Mais comment peut-on départager le vrai
du faux dans un document si subjectif?
Bien que son habituel cynisme soit toujours de la partie, on ne peut
s'empêcher de penser que Robert Morin gagne en maturité
avec Papa à la chasse aux lagopèdes. Sans perdre
de sa verve et de sa virulence, bien au contraire, le réalisateur
signe une oeuvre où sa véhémence revendicatrice
s'accorde à une compréhension sans complaisance de son
sujet. Lorsqu'il affirme que ses clients le forcent à devenir
complice de leurs magouilles financières condamnables, il est
évident que Lemieux se donne le beau rôle pour mieux se
pardonner son crime. Mais cette idée de culpabilité commune
qu'il évoque pousse le débat politique connexe dans une
direction beaucoup moins manichéenne, l'accusation simplificatrice
étant désamorcée au profit d'une remise en question
globale autrement plus pertinente. Le cinéaste, qui se dit pessimiste
par réalisme, demeure pourfendeur d'escrocs et de profiteurs
de tout acabit; mais sa caméra, plus que jamais, semble prête
à se retourner vers elle-même pour se prêter au même
exercice d'introspection critique à laquelle elle assujettit
ses cibles. Chez lui, la caméra repousse les limites du moi et
invite le spectateur à vivre une subjectivité autre que
la sienne - afin de mieux saisir les mécanismes de ce regard
déformant qu'il porte constamment sur le monde l'entourant.
Version française : -
Scénario :
Robert Morin
Distribution :
François Papineau, George Aubin, Ben Gibson,
Alfred Adderly
Durée :
91 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
3 Décembre 2008