NUAGES SUR LA VILLE (2009)
Simon Galiero
Par Mathieu Li-Goyette
Audacieuse fresque sur la contemporanéité, sur le temps
qui passe et sur le caractère des sociétés postmodernes,
Nuages sur la ville est un film problématique. Premier
long-métrage du critique de cinéma Simon Galiero, il suscite
les réactions les plus éparpillées, mais aussi
les plus attentives : occasion de régler ses comptes ou occasion
de rejoindre les rangs de l’intelligentsia du cinéma québécois,
c’est l’oeuvre elle-même qui souffre le plus de cette
impasse. Car c’est bien là un long-métrage qui mérite
l’attention et qui demande réflexion introspective, patience,
et surtout l’ouverture de se retrouver devant ce bien curieux
objet de cinéma d’auteur.
Il n’est pourtant pas donné à prédire quel
sort connaîtra ce premier opus, grand gagnant du prix Focus (meilleur
film canadien) lors de la dernière édition du Festival
du Nouveau Cinéma. Encore moins d’en prévoir les
diverses répercussions alors que sa densité exigera peut-être
une deuxième écoute pour quiconque s'y attardera. Démultipliant
les personnages et les enjeux, le film de Galiero en est un qui vise
à faire la somme des angles d’attaque de l’homme
urbain (et moderne?). Sans cesse critiqué, car observé
sous cet oeil ironique sombrant dans les heureux confins de l’humour
noir, Nuages sur la ville raconte pourtant simplement l’état
de quelques condamnés à vivre éparpillés
sous une cité nuageuse. Plongée dans la pénombre
d’un pessimisme envahissant, le territoire urbain est arpenté
par de forts caractères : le vieil écrivain dépassé
(Jean-Pierre Lefebvre), le vieux chômeur sans alma mater académique
(Robert Morin), un jeune euthanasié par l’image de son
téléviseur, et enfin un duo de Polonais perdus en forêt
: un conservateur cultivé et âgé puis sa contre
partie plus jeune, plus ouverte d’esprit, mais en même temps
plus aveugle. Le fait est que les choix de la mise en scène n’apportent
priorité sur aucun d’eux et n’exécute qu’une
très sommaire mise en valeur des deux brillants cinéastes
filmés; il est moins question d’hommage que de solidarité.
Débutant sur une conversation nocturne établissant rapidement
l’angoisse tout intellectuelle qui berce les Polonais, on prévoit
sortir de la ville et de son atmosphère contraignante. Une atmosphère
balisée par des lettrages (pancartes, annonces, médias)
cartographiant l’espace de la cité, cherchant une dénomination
commune à des phénomènes avant tout humain. À
la veille du départ vers une verte contrée, le disciple
(Alex Bisping, surprenant) appelle donc le maître philosophe et
cherche assurance, il parle bas et se croit cerné par les murs
de son minuscule appartement, de sa minuscule vie et de l’absence
de compagnie. « Pourquoi chuchotes-tu? », lui lance le vieillard
au téléphone, « Je ne sais pas », lui répond-il.
Du même avis, la vision en noir et blanc est celle que l’écrivain
déchu arbore. Se mettre des lunettes fumées, n’est-ce
pas son premier geste dès le réveil? Lunettes comme assise,
comme accessoire de prestige pour emporter, surtout comme écran
lui permettant de décoder cette existence codée, ce monde
que l’on verra, avec lui, en noir et blanc. « Est-ce que
ça te dérange que je n’écrive plus? »,
demande-t-il à sa fille. Bien sûr que non, ça ne
dérange jamais personne lorsqu’on cesse de créer,
d’invoquer une critique d’un monde (l’éditeur
de l’écrivain le dit si bien) où l’expression
contemporaine est dépassée. Beau paradoxe qu’est
cette flèche de lumière lancée pour illuminer le
point de cécité du cinéma québécois
et sa récurrente pitrerie consistant à faire du classique
pour mieux vendre ses mêmes classiques. Le dépassement
de l’écrivain n’en est que plus marqué lorsqu’il
rentre dans un club vidéo polonais où les propriétaires
ignorent l’identité des Skolimowski et Wajda. C’est
cette perte du passé envers qui l’on exige pourtant de
nous instruire sur l’avenir qui alimente les tensions du film;
aussi abstraites et « intellectuelles » soient-elles (guillemets
pour souligner la peur du mot dont certains critiques se sont servis
pour taxer le cinéaste : l’intelligence fait-elle si peur?).
Installée sur ces assises bien rassurantes, on présente
alors la campagne comme l’exutoire des angoisses des personnages.
Les Polonais s’y perdront, y vanteront cependant la pureté
de l’eau et de l’air : c’est si vaste, après
tout, la liberté. Aussi vaste qu’elle permet de s’égarer
dans ces mêmes réflexions qui, aussi comiques soient-elles,
désamorcent un tant soit peu les allées et venues des
personnages et leur hantise respective. Les nuages grondent sur la ville,
ils effraient les gens : l’écrivain a peur que son oeuvre
n’ait servià rien, le chômeur craint que sa vie aurait
pu être autrement s'il était resté sur les bancs
d’école, puis enfin, le jeune se cherche une flamme, redoutant
- et le doute paraît bien légitime - de ne jamais goûter
à l’amour. De ce vaste complot nous étions pourtant
avertis. Le Polonais avait peur du vide de son chez soi, peur de l’absence
du toujours trop plein. Heureusement pour lui, les nuages sur la ville
occultent le destin de ses habitants pendant que tranquilles, dans un
temps rupestre et ensoleillé, lui et son vieil ami servent de
note en bas de page aux citations et énoncés du cinéaste.
C’est l’autre paradoxe : les nuages obscurcissent les cités
construites à la verticale et rendent plus claires que jamais
les vastes étendues vierges; à la fois le noir plus noir
et le blanc plus blanc. Pour dire simplement : c’est dans le gris
que se décèlent les trouvailles du cinéaste.
Gris aussi pour les décors, ils témoignent d’une
économie scénique et d’une tentative bien louable
de se départir des distractions. La ville devient alors simple,
la campagne aussi, et ce n’est que mieux pour le fond (les mauvaises
langues vous dénonceront, elles, le manque de budget). Gris donc
pour ces petits détails, ces plans inusités et ces touches
sonores qui viennent surligner ou non l’attention du metteur en
scène. Ainsi, un flirt sera présenté sans dialogue,
tandis qu’un jambon sera badigeonné d’une moutarde
bien bruyante. Parce que nous n’avons plus le goût des choses
distinguées que nous sommes (re)devenus des animaux, que nous
nous voyons si rapidement (dès les premières minutes en
fait) associés aux interventions animalières du montage
par association proposé par l'oeuvre. Et voilà une belle
utilisation des sens primaires pour nous titiller le primitif.
Ensuite, les personnages de Nuages sur la ville sont regardés
en cobayes, en animaux de zoo pour être plus précis. Des
créatures parmi lesquelles vivent d’autres animaux tout
aussi mignons, artificiels, discrets, sages puis jeunes et fringants.
Restreignant ses personnages à des rôles visant à
déconstruire le portrait type de l’homme moderne, c’est
devant une accumulation de clichés visant à faire discours
que le film établit son regard sur le monde (en poussant, l’intuition
cinéphilique nous indiquerait les stratagèmes d’Eisenstein
dans La grève tout comme un certain lion de pierre pourrait
rappeler plus loin Potemkine à la limite). Ouvert par
la trame sonore de La grande illusion de Renoir, la démarche
de Galiero est celle du collage, aussi celle du cinéphile enjoué
qui prendra plaisir, comme Renoir l’avait fait avec Stroheim,
de faire jouer ses grands mentors et amis (ici Morin et Lefebvre). Au-delà
du référentiel, c’est au niveau conceptuel que fonctionne
peut-être le plus brillamment l’ensemble alors qu’une
féroce opposition entre les générations s’impose
au fil du discours du cinéaste. Ce dernier, bien astucieux de
se faire le modérateur des énoncés en boîte
que se lancent ses personnages, survit à l’exercice et
ponctue par une mise en scène impressionniste et redevable à
des désirs esthétiques bien particuliers. Cherchant à
déroger aux règles de la continuité intensifiée
du cinéma contemporain, Galiero cherche, par divers moyens et
toujours dans une visée métaphorique, à s’allier
les possibilités du cadre et de l’image filmée pour
soutenir la thèse qui le préoccupe tant. Ainsi, on ne
fait que rarement face aux personnages, on floue les visages lorsqu’ils
sont sources d’arguments aliénants ou répétitifs.
En bref, on glisse d’un tour à l’autre même
si l'on engraisse peut-être malheureusement la densité
d’un film aux intentions déjà lourde d'ambitions.
Optimistes, elles évoquent un nouvel équilibre des forces,
une certaine causalité du destin de ses personnages : comme tout
bon cinéphile, Galiero croit fondamentalement aux finales, l’intention
étant plutôt de prouver un algorithme bien plus lointain.
Ce dernier, comme résultat d’une équation aux détours
parfois laborieux, remet en place le chômeur avec un boulot (il
garde les animaux nos frères d’âme), l’écrivain
avec un texte (« Je n’ai plus rien à dire »),
tandis que dans une orgie picturale finale, un veau égaré
bloque les Polonais d’un retour à la cité. C’est
Galiero qui s’immisce enfin dans le récit avec ce deus
ex machina ironique cherchant à prévenir toute réinsertion
et, plus que tout, cherchant toujours par l’humour à distancer
le spectateur des intentions apparemment arides de son projet. Et bien
que, justement, cette accumulation de rimes et de sens paraisse parfois
des plus haletantes, c’est cette force de caractère de
souhaiter jouer contre les règles du jeu qui nuit le plus au
produit fini. Non pas dans son image léchée (bien au contraire,
l’imagerie fignolée par Nicolas Canniccioni est sublime
et tout à fait convenue), mais plutôt dans les expérimentations
auxquelles se livrent réalisation, montage et scénario
(tous deux du cinéaste). Risquées, elles font foi de l’émergence
d’un auteur à part entière qui, bien qu’en
parlant de sa langue inventée, n’en a pas tout à
fait terminé d’écrire les règles novatrices,
les primeurs et découvertes qui feront de son cinéma à
venir l’un des plus attendus.
Version française : -
Scénario :
Simon Galiero
Distribution :
Jean-Pierre Lefebvre, Robert Morin, Marcel Couture,
Alex Bisping
Durée :
88 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
2 Décembre 2009