NO ONE KNOWS ABOUT PERSIAN CATS (2009)
Bahman Ghobadi
Par Louis Filiatrault
Filmer coûte que coûte. Filmer pour survivre, et surtout
pour se donner une place dans le monde. Tel semble être le mot
d'ordre suivi par le cinéaste Bahman Ghobadi depuis son premier
long-métrage, il y a de cela neuf ans. Filmer pour s'affirmer,
c'est en fait la volonté qui anima toute une génération
de réalisateurs iraniens, dont les sommets fournirent à
la décennie 90 l'un de ses corpus les plus passionnants. Mais
dans un contexte où le formalisme de Kiarostami semble avoir
fait le tour de ses questions, où Jafar Panahi peine à
soutenir l'intérêt de ses intrigues en temps réel,
où encore la subversion des Makhmalbaf donne lieu à des
films-choc abominables tels que The Two-Legged Horse (présenté
l'an dernier au FNC), la vitalité sans caprices du travail de
Ghobadi s'avère peut-être la dernière bouée
de sauvetage d'une cinématographie battant de l'aile depuis un
bon moment. C'est du moins ce que suggère le retour en force
qu'est No One Knows About Persian Cats, « documentaire
» tourné dans la clandestinité la plus complète
avec une authentique absence de moyens. Mais là où plus
d'un cinéaste mieux pourvu se serait contenté d'un clin
d'oeil et d'un sourire en coin, le réalisateur de l'indispensable
Turtles Can Fly brandit la bannière indépendante
avec une urgence phénoménale et en extrait une véritable
esthétique du désespoir. Sous des apparences plutôt
décontractées, No One Knows About Persian Cats
s'avère en fait l'un des films les plus furieusement engagés
des dernières années.
Des lieux communs du documentaire typique, Persian Cats conserve
une caméra souvent portée, une abondance d'images prélevées
sur le vif... Mais comme le font tant d'oeuvres contemporaines branchées
sur le réel, il appelle avec pertinence à l'abolition
de la frontière entre ce genre et celui de la fiction, perçue
comme une entrave à l'expression libre. Le luxe de la catégorisation
n'a tout simplement pas sa place dans ce cinéma de la nécessité,
qui au demeurant parvient à renouveler son approche de façon
tout à fait originale. Après les enfants autonomes des
territoires kurdes, Ghobadi choisit en effet un sujet pour le moins
surprenant, à savoir la musique populaire telle que pratiquée
dans l'« underground » (souvent littéral) de Téhéran.
Suivant le parcours de deux amateurs d'indie-rock désireux de
former un groupe et de quitter le pays pour tourner en Grande-Bretagne,
le film propose une série de rencontres avec des musiciens en
tous genres, dans les lieux les plus divers. Mais tandis qu'une telle
trame aurait facilement pu se décliner en simple enchaînement
d'escales, ponctué de commentaires surplombants, No One Knows
About Persian Cats étonne par le caractère narratif
et la souplesse de sa conduite. Simples et attachants, les jeunes Negar
et Ashkan sont développés tels de véritables personnages
de fiction, et les sentiments qu'ils expriment face à leurs péripéties
étendent considérablement leur portée immédiate.
Cette quête les amène également à croiser
le chemin d'individus colorés tels que l'agent Nader, dont l'énergie
débordante et le dévouement composent une figure touchante
et mémorable. Glissant tout naturellement d'entretiens plutôt
classiques à des scènes plus intimes, des routes enluminées
aux caves obscures, le film couvre un éventail de situations
riches qui lèvent le voile sur une mentalité joviale mais
étouffée. À travers le regard de Ghobadi, le quotidien
de Téhéran se présente ainsi comme un authentique
scénario régi par une terreur discrète frappant
sans prévenir, emportant les rêves avec elle.
À prime abord, No One Knows About Persian Cats se présente,
certes, comme un objet curieux, mais somme toute plutôt inoffensif.
Le projet des deux amis, s'il suscite la sympathie, ne peut s'empêcher
de paraître un peu anodin ; comment négliger que leur pop
nerveuse et naïve ne se distingue en rien de leurs modèles
anglo-saxons? Et pourtant, au fur et à mesure que ses personnages
se dévoilent et que sa ligne esthétique se précise,
le film gagne une envergure insoupçonnée. Le tournant
décisif opère en fait lorsque, suite à quelques
scènes relativement tranquilles installant patiemment le contexte
et les enjeux, le premier d'une série de montages musicaux vient
briser la monotonie et s'ouvre sur un décor autrement plus large.
Véritables pièces de résistance, ces segments insufflent
au film une vivacité inouïe, et l'on sent la jubilation
qu'éprouve Ghobadi à nous présenter son coin du
monde sous le plus grand nombre d'angles possible. Mais si l'on peut
reprocher à ce dernier un certain excès dans son recours
à ce procédé, il n'en démontre pas moins
une inventivité remarquable, adaptant son imagerie aux divers
genres musicaux représentés. La performance heavy metal
(enregistrée dans une grange en compagnie des bovins, rien de
moins!) donne ainsi lieu à des zooms rapides sur des rues bondées,
entrecoupés de cascades en motocyclette ; un blues aux accents
torturés amorce quant à lui une exploration nocturne parmi
la misère et la saleté bien réelles d'une certaine
tranche de la communauté. Pour sa part, le rap illustré
d'un groupe persan, par l'incroyable éloquence de ses images
et la force de ses paroles, fournit peut-être au film son passage
le plus percutant. À travers ces envolées libératrices,
sans pudeur aucune, s'exprime le sentiment d'une population à
bout, dont la volonté n'est pas de renverser l'ordre établi,
mais simplement de se permettre des instants de plénitude, aussi
essentiels au moral qu'une bonne alimentation l'est au corps. Rarement
un saut vers l'esthétique du vidéoclip, dont Ghobadi embrasse
la qualité ludique ainsi que la faculté de contraste,
aura-t-il prolongé de façon aussi logique un propos social
dont la subversion consiste à simplement « montrer ».
Un discours dont le cinéaste assume la minorité précaire
jusqu'au bout, terminant son film sur une séquence d'une intensité
dramatique et visuelle stupéfiante, résultat attendu des
interdits en place.
Bahman Ghobadi ne s'en cache pas: son travail, tout comme les enlevantes
prestations qu'il filme avec une inspiration folle, n'est pas bien vu
par les autorités de son pays, qu'il évite par ailleurs
de représenter à l'écran (on sait qu'il fut emprisonné
brièvement à son retour de Cannes). S'il choisit de faire
un film portant sur les restrictions absurdes qui affligent les activités
les plus favorables à l'épanouissement collectif et individuel,
c'est qu'il considère que les choses ont assez duré, et
qu'il est temps de crier cette rage au reste du monde. Là où
il se distingue de ses pairs dont l'ardeur s'est estompée au
fil des années, c'est dans la fraîcheur et la brûlante
sensation d'immédiateté dont il imbibe les images de ce
dernier film, qui demeure d'une rigueur plastique prodigieuse en regard
des ressources mobilisées. Son grain numérique est peut-être
visible, mais la justesse et l'expressivité des cadrages compensent
largement ce détail ; les éclairages sont souvent déficients,
mais contribuent à rendre d'autant plus authentiques les endroits
isolés, vaguement sinistres, qui composent son univers. De cette
économie forcée résulte une atmosphère de
résistance poignante, dont la véracité ne laisse
planer aucun doute. À un degré moindre que Turtles
Can Fly avant lui, No One Knows About Persian Cats s'avère
en bout de ligne un film qui souligne le désarroi ordinaire d'une
société asservie, mais qui célèbre avant
tout le goût de vivre et l'endurance psychologique dans un environnement
hostile, semant par le fait même les éléments nécessaires
à une réflexion sur la notion de liberté civile,
qu'il est si facile de prendre pour acquise de notre côté
de la clôture.
Version française : -
Version originale :
Kasi az gorbehaye irani khabar nadareh
Scénario :
Bahman Ghobadi, Hossein Mortezaeiyan, Roxana
Saberi
Distribution :
Hamed Behdad, Ashkan Koohzad, Negar Shaghaghi
Durée :
106 minutes
Origine :
Iran
Publiée le :
19 Octobre 2009