NINE (2009)
Rob Marshall
Par Mathieu Li-Goyette
La raison pour laquelle le 8½ de Federico Fellini fut
si facilement transformé en musical est probablement due, au
départ, aux jeux de dimensions si chers au cinéaste italien.
Adapté sur Broadway durant les années 80, voilà
que Rob Marshall, chorégraphe et cinéaste respecté
par les hautes instances hollywoodiennes, décide de reprendre
le film et la pièce. De se glisser entre les deux, de s’approprier
l’imaginaire du maître sans même lui rendre hommage
- parce que pas une seule fois nous verrons le nom « Fellini »
au générique - de voler l’iconographie de la vie
du réalisateur sans même y emporter avec lui le symbolisme.
Un vulgaire braquage où le cambrioleur est parti avec les meubles
les plus luxueux (les femmes, les dialogues, les costumes), mais en
oubliant les objets auxquels nous attachions les plus belles mémoires
(la narration, la mise en scène, la sensibilité, la poésie).
Le fait est qu’après le passage du vandale, rien n’est
irréparable, les assurances paieront et les dommages ne sont
en fait que superficiels. Fellini s’en remettra. Un infiltré
qui a tout saccagé, un faussaire qui se fait prendre la main
dans le sac : les accusations sont graves, mais d’autant plus
sérieuses qu’elles s’avèrent senties.
Bien qu’adapté du musical, Nine détourne
la pièce pour la remettre dans les bonnes grâces du cinéma.
Non plus dans des bains thermaux situés près de Venise,
mais bien dans les célèbres studios de la Cinecittà,
l’épopée de Guido Contini n’est plus celle
d’une crise de la quarantaine, mais bien les déboires d’un
cinéaste en panne d’inspiration. Alors que la pièce
d’Arthur Kopit et Maury Yeston rendait un brillant hommage au
maître italien, Marshall ramène le tout dans un studio
de cinéma où - les manies qu’il démontrait
dans Chicago le révélaient déjà
- le metteur en scène ne semble tout simplement pas en mesure
de quitter les feux saillants de la scène. Toujours sous un rideau,
sous un décor de carton-pâte reprenant ici l’architecture
du Colisée - une arène où seront systématiquement
joués les différents chants, un studio transformé
en scène sur laquelle se dénouent toutes les phobies de
Guido - démontrant une ignorance des plus flagrantes à
propos des possibilités de la comédie musicale (d’autant
plus qu'il lui est donné de jouer dans cette arrière-cour
toute « felliniesque »). Comprenez-moi bien, ce n’est
pas le talent de chorégraphe de Marshall que je critique, mais
bien son obstination à tout refaire sur un plateau de théâtre,
à se prêter au même jeu que Bob Fosse accomplissait
à merveille dans ses effets kaléidoscopiques sans toutefois
y avoir autre touché que celui du grandiloquent numéro
pompeux.
Nous sommes toutefois forcés de reconnaître le talent brut
des interprètes, en premier celle du toujours excellent Daniel
Day-Lewis qui calque hors de tout doute sur Mastroianni (célébrissime
acteur italien qui incarnait Guido au départ) les mimiques de
l’homme essoufflé. Avec plus d’énergie, comme
constamment prêt à sauter et à se chanter le coeur,
le comédien livre une performance magnifique encadrée
par celles des Penélope Cruz (plus splendide que jamais), Marion
Cotillard (digne de mention et incarnant avec une belle ressemblance
Guiletta Masina, femme et première grande comédienne de
Fellini), Nicole Kidman, Judi Dench (habituelle) et enfin Sofia Loren
(qui n’a jamais joué pour Fellini, en passant) en figures
maternelles du harem. En aparté, il y a Kate Hudson qui se prélasse
en chantant qu’elle « love » le « neorealism
», puis Fergie qui nous apprend férocement la meilleure
façon d’être Italien : véritable leçon
de stéréotypes visiblement suivie à la lettre par
les autres comédiens (figurants, rôles mineurs, etc.) qui
font s’écrouler toute vraisemblance au gré de petits
accents latins aux fioritures dérangeantes. Porté par
le compositeur Andrea Guerra, qui berce le tout dans l’excès,
on reconnaît facilement les accords de la musique originale de
Nino Rota, on se fait jouer en boucle les moments les plus forts du
film de 1963 alors que cette « version chantée »
rend pop ce qui était élégant, sexuel ce qui était
sophistiqué. Le pari est finalement une question d’éthique,
et c’est bien là qu’il faut se poser encore quelques
questions.
Tout est question d’esthétique (parce que « copier
» fait toujours parti du processus d’actualisation de l’oeuvre,
la copie teste la résistance du matériau original pourrait-on
dire). Et celle de Marshall est pauvre, peureuse et cachée sous
ses habitudes scéniques trop peu rythmées, ne jouant du
registre du cinéma que bien rarement (et c’est là
une chose qui s’estompe au fil du film, car ce qu’il se
permettait d’inclure d’irréel devient de plus en
plus prudent et simple évidence). En ce sens, sorte d’algèbre
enfantine où l’on s’amuse parfois à trouver
bien complaisant de revoir la Saraghina et ses formes voluptueuses,
l’amusement de Marshall en est un trop excité envers ses
propres pirouettes, trop confiant en une mise en scène tout juste
correcte, sans fautes, mais aussi sans l’envol ou l’adéquation
poétique que l’on devrait exiger d’une telle entreprise
(les oppositions riches/pauvres, superficiels/artistes, clergé/sexualité
sont simplistes jusqu’à un point de non-retour frisant
l’abrutissement).
Rempli à rabord de clins d'oeil à l’âge d’or
du cinéma italien, c’est aussi une innocence, un certain
amour à tout un pan du septième art qui ressort. L’affection
contagieuse portée envers le métier de réalisateur,
ces répliques qu’on vous répète : «
Réaliser est un métier surestimé », «
Ce n’est que dire oui, non, oui, non », « Vous, les
artistes, vous vous croyez hors des normes de la morale », etc.
On rechigne, on se dit qu’elles sont estampillées par l’opinion
générale. On se dit, dans le meilleur des mondes, que
les scénaristes Tolkin et Minghella (décédé
peu après l’écriture), quitte à ne pas être
très sophistiqués, sont de bonne foi et espèrent
livrer un pastiche fellinien, une sorte de lettre d’amour sans
destinataire (car qui parle - je pointe d’un vague doigt les médias
en tout genre - de la pérennité fellinienne dans ce film?).
Autrement, il faut croire qu’un musical est un spectacle
par définition. Que c’est aussi sous son emprise toute
particulière à laquelle nous devons nous soumettre. En
échange, il exige de ne pas être jugé comme les
autres genres du cinéma (jamais honnête cinéphile
n’aura critiqué le manque de réalisme de Singin’
in the Rain).
Puisqu’il est bien facile d’aimer ce Nine, de se
sauver avec ces belles phrases que Day-Lewis emprunte au cinéaste
italien d’une autre époque alors qu’il est questionné
par ces journalistes voraces. À la fois la biographie filmée
que nous n’avons jamais eu du cinéaste, Nine emballe
le tout Fellini (jusque dans sa fameuse scène de La Dolce
Vita où la Suédoise Anita Ekberg se prélassait
dans la Fontaine de Trévi - laissant planer le doute, Marshall
n’ira pas jusqu’à mouiller Kidman). Il est aussi
facile d’oublier qu’il y avait un « avant »,
de tomber sous le charme des magnifiques costumes et de la dentelle
sous laquelle se prélassent certaines des plus belles comédiennes
rassemblées pour une orgie sauvagement osée. D’autre
part, on se contentera peut-être d’un discours (relativement)
rare à Hollywood sur le statut de l’artiste créateur,
sa dépendance au monde qu’il aspire dans sa soif insatiable
jusqu’à ce qu’il tombe dans ce trou noir qu’il
a lui-même créé. Spirale qui a toujours obsédé
Fellini (et puis Gilliam par la suite, Welles avant lorsqu'on y repense,
d’autres plus éparpillés comme Scorsese), on y voit
les derniers vestiges banalement clichés. Se terminant sur le
neuvième film de Guido Contini, Marshall replace tous les comédiens
sur le même plateau et les présente dans un dernier salut.
Finalement, le jeune double de Guido vient le rejoindre : le génie
et son immaturité sont enfin réunis, le tandem du bambin
éternel et de la personnalité publique sont fusionnés
sous le regard de toutes les femmes qui l’ont un jour aimé.
Pour ceux qui ont en mémoire ce dernier tourniquet de cirque
où Guido se mêlait à la danse, on s’entendra
pour clamer en choeur qu’il s’agit bel et bien d’un
vol dans les règles de l’art. Et si seulement ça
voulait dire quelque chose cette fois-ci…
Version française : Neuf
Scénario : Michael Tolkin, Anthony Minghella
Distribution : Daniel Day-Lewis, Marion Cotillard, Penélope
Cruz, Judi Dench
Durée : 119 minutes
Origine : États-Unis, Italie
Publiée le : 6 Janvier 2010
|